Artistes
Livia Deville : vit à Nantes, travaille à Rezé.
petits corps dansant, 2019-2022l'atelier ville de nantes, nantes
Se laisser traverser
Quel que soit son médium, la souveraineté de l’artiste réside dans la liberté de commencer. Tout reprendre du début, chercher son motif : quelque chose qui relance le désir.
« Le peintre qui voulait peindre quelque chose, encore que dans une transposition personnelle, peint maintenant en soi, pour le salut de son âme ; c’est seulement dans ces moments-là qu’il a réellement un motif devant soi ; dans tous les autres, il ne fait que se l’imaginer. Quelque chose a fondu sur lui qui détruit l’intention et la volonté. » 1
Dans ses derniers dyptiques, Livia donne le sentiment d’être au plus près de son motif, prise elle-même dans son processus de découpe du réel et de transposition personnelle dans un milieu qui lui convient – là où « la vibration se fait déjà résonance » 2.
Tout en se tenant à son médium, elle invente sa méthode, accueille les temps hétérogènes dont sont faits ses tableaux : couches d’images dont elle ne prélève que des fragments, des figures. Dans cette série, pas de travail de recouvrement par de larges aplats de couleurs, elle façonne ses images de telle sorte que celles-ci l’obligent à se déplacer quant à sa pratique de peintre.
À quelle activité s’adonne-t-elle, si ce n’est à sa propre métamorphose ?
« Le ciel est partout : il est l’espace du mélange et du mouvement, l’horizon définitif à partir duquel tout doit se dessiner. » 3
Fluidité de l’espace dans lequel se meuvent ses silhouettes découpées sur fond de mer.
Plus de sol où s’ancrer, plus d’horizon sur lequel river son regard.
La toile devient l’écran sur lequel s’inscrit la figure saisie dans sa chute immobile.
Plus qu’un saut dans le vide, c’est un corps qui se cambre ou se recroqueville, tout en prenant appui sur l’air.
Images réminiscentes que Livia recompose dans l’espace du tableau, selon une procédure qui lui est propre. Il y a le choix de la figure prélevée dans le flux d’images, puis les opérations de coupe et découpe, cadrage et décadrage, collage et décollement du contexte.
Il y a le choix du format, le changement d’échelle, le dessin des contours du corps sur le rectangle blanc de la toile. Puis vient le geste du masquage : corps et éclats de lumière sont isolés par des adhésifs, afin de pouvoir peindre la surface modulée de l’arrière-plan.
Un découpage du temps dans l’exécution de chaque geste qui affleure à la surface du tableau : « Le contour est au service de la vibration. » 2 Ce que Livia s’attache à peindre, c’est bien « l’étreinte des sensations » 2 , ce que Gilles Deleuze détecte dans l’œuvre de Francis Bacon.
Une fois la figure peinte, la dernière opération consiste à décoller les adhésifs qui feront apparaître les blancs laissés en réserve : flocons blancs de lumière qui parsèment la toile, ce qu’elle nomme « scintillement ».
Semblables aux images que l’on recueille au moment du réveil : figures qui se frayent un passage entre plusieurs nappes de sensations, là où désirs et mémoires se tressent dans l’opaque et le diaphane. Le tableau devient « lieu d’une étreinte » 2. Le geste du peintre rend une consistance aux grains de lumière, aux corps comme en apesanteur.
Au point d’intersection des forces antagonistes qui la traversent, Livia saisit la « force diagonale » 4 : point de vitalité qu’elle semble atteindre dans un double mouvement de prise et de déprise. C’est en rendant sensibles les temps à l’oeuvre dans l’acte de peindre qu’elle accomplit ici sa mue.
Juste traverser, se laisser traverser.
« Remettre le passé au présent. Magie du présent. » 5
François Durif, juin 2017
1. Robert Musil, L’Homme sans qualités, tome 2, Éditions du Seuil, 1956
2. Gilles Deleuze, Francis Bacon – Logique de la sensation, Éditions de la Différence, 1981
3. Emanuele Coccia, La Vie des plantes – Une métaphysique du mélange, Éditions Payot & Rivages, 2016
4. Hannah Arendt, La Crise de la culture, Éditions Gallimard, 1972
5. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Éditions Gallimard, 1975
François Durif
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