Artistes
Olivier Garraud
L’office du dédain, 2019L'aparté, Iffendic
Etant donné la situation nous ne changerons rien, 2019Petite Galerie de la Cité internationale des arts, Paris 7e
Jolly Roger, 2018Rue sur vitrine, Angers
Centre D’art Contemporain de Pontmain, 2018Centre d'art de Pontmain
L’auto-radio, 2018Quimperlé
L’Atelier, Nantes, 2015L’atelier, Nantes
Wieners Losers, 2014-2015Maison des arts de Malakoff, Malakoff
Exposition Guests, 2013Basic Space, Dublin, Irlande
Black atlas, les effigies fantômes
Le territoire du crayon1, le titre du célèbre ouvrage de l’écrivain Robert Walser pourrait drôlement introduire le travail plastique d’Olivier Garraud tant le dessin et les carnets y occupent une place cruciale, relevant à la fois d’une attitude comme d’une activité continuelle. S’inscrivant dans la tradition du comics américain et questionnant une certaine mythologie de l’image, les pièces de l’artiste puisent dans la veine satirique de Robert Crumb ou s’influencent de la production de David Shrigley, ainsi qu’à travers la filiation codifiée du dessin de presse et de l’univers du rock’ n roll. Plus qu’un glissement entre basse et haute culture, il est plutôt question ici d’emprunter des représentations offrant le cadavre exquis ou des jeux de renversement de l’interprétation.
Glaneur et observateur ironique de la société, Olivier Garraud revendique le rapport analogique et low tech au monde qui l’entoure comme une façon narquoise de poser son regard sur celui-ci. Volontiers grinçantes, ses productions participent du détournement généralisé de signes empruntés au réel ainsi qu’à une sphère médiatique et contemporaine. Si un tel travail s’alimente en partie par l’usage élargi du crayon, celui-ci développe prismes et compilation d’icônes par le biais de séquences animées, d’installations mixtes ou d’accrochages muraux.Tel que le ferait un Raymond Carver du début du XXI ème siècle, de par ce corpus empruntant au quotidien, c’est à travers la pose du mémorialiste involontaire que l’artiste dresse le tableau d’un zeitgeist désenchanté. Explorateur de l’inconscient collectif, Olivier Garraud amalgame les indices racontant en filigrane la société de consommation, la solitude urbaine, le branding, la religion et l’athéisme… La typographie, le slogan ou la citation constituent les prétextes à un album qui fait défiler textures et sources hétérogènes sur fond d’écroulement des idéologies. Entre idée de croyance et référence à l’« ère du soupçon », l’artiste ausculte le climat ambiant et développe un paysage absurde sur le mode d’une boîte noire qui évoquerait autant de fables à l’heure d’Internet et des décennies qui suivirent la chute du mur de Berlin. Son wall drawing planisphère où sont répertoriés les Losers et les Wieners cristallise à la fois une lecture du monde où les hégémonies géopolitiques ne tiennent qu’à une faute de frappe. Coulures apparentes et primitivistes, intitulés erronés et stratégie de l’approximation, l’esthétique délibérée de l’a peu près se conjugue au décalage des repères, comme Des poings et des pieds mettant en scène le signe des Black Panthers et d’I want you ou Babies please don’t go fabriquées en papier attrape tue mouches.
Plongeant dans les méandres de l’imaginaire occidental, Olivier Garraud s’appuie sur le registre du dérisoire et d’un domestique mutant, à l’instar d’arbres à dollars Arbre monde, loterie sacrée ou de tapis en peau de vache arborant une citation célèbre sous le mode du calembour publicitaire et décoratif. Les idées de syncrétisme et d’écosystèmes deviennent dès lors des phénomènes témoins à la façon de processus subliminaux comme sa parure indienne, ornement spectral et trouble, symbole diffus et test de Rorschach hypothétique.
Si l’artiste se défend de la critique engagée au long cours, il préfère glisser entre effets potaches et humour vache : un mauvais esprit qui va de pair avec une écriture blanche et intime qui procède par le non dit et la suggestion. Thématiques récurrentes, les cycles et les tautologies qui déraillent font agréger pêle-mêle les motifs au travers de cette logique de l’éclatement : heroïc fantasy, série B, théorie du complot ou franc-maçonnerie comme autant de fils narratifs et improbables qui font se rencontrer la pomme d’Apple, un demi-dieu artiste, les oiseaux d’Hitchcock… Reprenant les trames d’un atlas warburgien où accroches et fragments se diffusent en échos, les tracés au noir d’Olivier Garraud délivrent autant d’ombres sur papier que d’espaces célibataires, autant de lieux qui figurent l’écran de nos vies blanches. Une pratique foutraque et iconoclaste du dessin, dosée et distillée avec un humour à froid.
Fréderic Emprou
1. Robert Walser, Le territoire du crayon, Microgrammes, éditions ZOE Poche, Carouge, 2013.
Etant donné la situation nous ne changerons rien
Dès qu’elle est proférée, la langue entre au service d’un pouvoir. (…)
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement.1
À l’occasion d’une résidence à la Cité des Arts donnant lieu à une exposition, Olivier Garraud présente pour la seconde fois son travail à Paris. Intitulée Étant donné la situation nous ne changerons rien, un titre jouant sur différents registres, l’exposition regroupe une sélection d’œuvres issues de l’Office du dessin – protocole de travail dans lequel l’artiste range ses travaux réalisés au crayon posca sur papier – ainsi qu’un film d’animation. Diplômé des Beaux-Arts de Nantes, Olivier Garraud développe une pratique compilatoire centrée sur le dessin noir et blanc, figé ou animé. Le médium s’y déploie dans son potentiel transitif, plaçant la parole et le geste, dans sa temporalité, au cœur des espaces.
Au croisement de plusieurs imaginaires, le travail d’Oliver Garraud interroge les lignes de partage d’un même lieu, celui de la feuille. Collision entre de l’intimité d’un médium longtemps dit « préparatoire » et de la sphère publique, des opinions omniprésentes, le trait de l’image comme du texte plastique insuffle ici une réflexion critique sur les contradictions et les maux des sociétés urbaines. L’artiste joue avec les codes de représentations. Teinté d’un humour noir comme l’encre du posca, le travail mêle emprunts à la culture élitiste (références à la peinture de genre, à l’hypergraphie et méca-esthétique lettriste, à l’art minimal) et populaire (bande-dessinée, slogans de publicité, industrie télévisuelle et domestique, société du divertissement, iconographie du quotidien, réseaux sociaux, science-fiction etc. …). Oliver Garraud se saisit d’un outil d’action directe, le dessin critique, pour ériger une réalité, elle, de moins en moins tangible. Cet emboitement d’espace, d’iconographies et d’énoncés, dont le sens émerge souvent dans un second temps, révèle une puissante force narrative, autant qu’une économie réticulaire, (l’usage du crayon) proche du do it yourself.
L’Histoire de l’art traverse en filigrane le corpus de l’Office du dessin qu’Olivier Garraud réalise, de manière systématique, sur des fiches bristol de comptabilité. Ces feuilles quadrillées lui permettent un dessin matriciel. Hormis l’évocation nostalgique du cahier d’écolier, cette « mise au carreau » est aussi celle du dessin académique. La technique, jadis utilisée pour la composition d’œuvres de grands formats, à partir de croquis ou dessins préparatoires sur papier met en première ligne le rapport d’échelle (qui est aussi le sujet de l’un des dessins présentés), renvoie à la matérialité du médium comme à la reproductibilité sans fin d’un sujet. Olivier Garraud met en place un outil lui permettant de jouer à sa guise des proportions et registres de représentations, à partir de tracés suivant les sections des carreaux. Cette technique évoque par ailleurs à la fois la pratique du copiste, que ce temps de l’entre-deux, celui du travail dans son chantier propre au médium, ainsi qu’à l’écriture par l’image (la technique, par exemple, a sans doute été utilisée pour réaliser les dessins de Nazca).
Si le carreau de la feuille renvoie au dessin d’atelier, il est aussi celui du pixel. Dans son dessin d’animation L’auto-radio, l’artiste échafaude un monde digital sans accessoire, émotion ou changement d’action (une voiture roule face à l’horizon sous un ciel de synthèse). Il revisite à sa manière le genre de la peinture de paysage (composition horizontale, ligne de perspective, fuite du temps etc.) autant qu’une sensation cinématographique (l’infini, la route, les billboards). Autre référence, sous une facture d’apparence rapide (la technique du carreau conditionne un temps long de travail), et des messages à même rapidité de consommation, la pratique d’Olivier Garraud s’inscrit tout autant dans une filiation conceptuelle, celle du texte plastique de Lawrence Weiner ou des tautologies langagières de Joseph Kosuth. Si le quadrillage peut évoquer la grille d’un Sol Lewitt, elle est ici aussi celle de l’enferment des sociétés contemporaines. Comme si l’actualité n’avait aucune mémoire, l’Office du dessin vient définir les termes d’une rencontre à l’horizontale entre action artistique et rêve d’un monde apaisé.
Un des tropismes de notre époque réside en un usage sans tri d’internet, comme lieu de la parole publique, que cette dernière soit convoquée, commentée, déléguée, illustrée, ou source d’un savoir chimérique, mais aussi comme moteur de situations participatives pour l’individu, quel qu’il soit dans ce système horizontal. Invité au commentaire permanent, le quidam peut s’inventer sa propre légitimité, une autorité réelle ou fictive, entrer dans l’écriture de cette vaste parabole d’opinions. Le dessin est ainsi envisagé tel un motif (dans les deux sens du terme). Si le simulacre désigne une apparence qui ne renvoie à aucune réalité sous-jacente, au sens du terme grec d’eidolôn (l’image au sens de l’idole), il s’oppose à l’icône (eikôn, au sens de l’image reproduite), que l’on peut traduire par copie. La copie renvoie à l’imitation du réel, sans dissimulation. Tandis que la simulation remet elle en cause la différence du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire. « Le simulacre est vrai » nous dit Baudrillard : « le secret des grands politiques fut de savoir que le pouvoir n’existe pas. Qu’il n’est qu’un espace perspectif de simulation, comme le fut celui, pictural, de la Renaissance. » Convoquant une écologie riche d’autorités économiques (slogans) comme politiques (paraboles) les dessins viennent activer, telles des énoncés performatifs, une pensée dans sa mobilité. Celui qui les regarde peut prendre part à la réflexion et, ce faisant, déplacer la question de la passivité sur le terrain de l’esthétique.
La question de l’instrumentalité du langage et du trait est ici centrale. Le dessin est le lieu de la transformation, de l’entropie – en théorie de l’information le terme qualifie la quantité de données délivrée par une source. Olivier Garraud nous parle du sens perdu, de l’obsolescence accélérée de notre système de pensée. Il l’autopsie, revisite cette récente révolution post digitale, qu’il transpose dans le champ artisanal du dessin.
Dans un son essai Pourquoi travailler ? (2009), Liam Gillick définit l’artiste comme celui qui a « pris la décision spécifique d’agir dans une zone exceptionnelle ne produisant pas nécessairement quelque chose d’exceptionnel ». L’espace des dessins d’Oliver Garraud, comme celui d’internet, échappe à la gouvernance ordinaire. Ici se télescopent art contemporain et culture populaire, monde tertiaire de la fiche bristol, espace public et domesticité, pratique low-tech et langage post-médium. Formant un rhizome de signes et de formes syncrétiques, ses dessins évoquent aussi la forme des breaking news, une autorité produite tant par celui qui l’émet que par sa synthétisation. Ce sens de la formule, du storytelling traverse le travail. À l’image d’un monde aux apparences trompeuses, l’usage du crayon semble signer le constat d’échec du médium internet. Karl Kraus induisait déjà le formatage de l’information par la langue. Faut-il quitter le software pour être entendu ? Ce retour au geste et à la main s’inscrit à rebours de l’utopie progressiste relayée par des technologies se renouvelant sans cesse et de plus en plus vite, jusqu’à obsolescence.
Trouver sa place dans un village global, occuper le terrain dans ces espaces physiques et mentaux, tel pourrait être le postulat de l’exposition. Olivier Garraud se fait l’archéologue, l’archiviste d’un monde déjà périmé. Faisant entrer dans l’espace de l’art le matériel d’une sous-culture mouvante et malléable, telle une mémoire collective immédiate, l’Office du dessin semble protester contre l’oubli. Agnès Violeau, juin 2019Écrit à l’occasion de l’exposition d’Olivier Garraud : Étant donné la situation nous ne changerons rien. Petite Galerie – Cité internationale des arts
Agnès Violeau, juin 2019
1. Roland Barthes, Leçon inaugurale, 1977
Quadriller le sens de la vie
Un univers noir et blanc, quadrillé, formellement délimité : enfermé dans un tel scénario, fort à parier qu’un artiste se sentirait vite prisonnier. Bien au contraire, en dessins et en mots, Olivier Garraud y déploie son imaginaire avec la plus grande liberté. Sa relation à l’espace épouse des géométries variables : du wall drawing géant au dessin en volume, du nuage de petits formats aux films d’animation, ses compositions manipulent les signes, entre le poétique et le politique.
OFFICE : But, tâche que l’on se donne à soi-même avec le sentiment d’un devoir à remplir.
DESSIN : Art de représenter des objets (ou des idées, des sensations) par des moyens graphiques.
L’OFFICE DU DESSIN
Que cache ce titre délicatement guindé et bureaucratique, L’Office du dessin ? Ce projet d’envergure, qui poursuit sa croissance depuis 2016, révèle une entreprise aux ambitions paradoxales. Dans la forme, Olivier Garraud défend une esthétique modeste, « qui n’aurait l’air de rien » : son support, la feuille quadrillée, renvoie aux dessins des cahiers d’école, de ceux qui comblent l’ennui et autorisent de petites et grandes échappées. L’artiste utilise toujours les mêmes outils, des règles, des feutres, parfois des Rotring, et il se restreint strictement au noir et au blanc.
Haut et fort, son expression graphique manifeste la pertinence de se dispenser de talent, d’arrêter de vouloir bien dessiner : une manière d’affirmer une autre voie, primitive et plus transversale, où le dessin s’échappe de l’art pour rejoindre l’économie du fanzine, l’efficience des strips synthétiques des comics ou l’ascétisme du schéma technique. De facto, le dessin d’Olivier Garraud ne pavane pas, il va à l’essentiel, en empruntant des chemins de non virtuosité, des représentations parfois maladroites, des perspectives qui n’en sont pas vraiment.
Armé de cet outil fragile, l’artiste façonne son atlas personnel, qui comptabilise aujourd’hui 150 dessins numérotés et assumés en tant qu’Office du dessin. Les enjeux de ce corpus continuellement augmenté sont encyclopédiques et philosophiques : en effet, l’Office du dessin aspire à ressaisir ce vaste lieu commun, au sens propre comme au sens figuré, qu’est le monde. Sur un mode allusif et éclaté, sans avoir l’air d’y toucher, Olivier Garraud aborde les grands enjeux idéologiques du XXe siècle et sonde la psyché humaine, le tout avec une sorte de distance mélancolique et d’humour à froid.
MOTS ET MOTIFS
Le langage joue un rôle central dans l’Office du dessin : Olivier Garraud porte une attention particulière aux mots et à leurs possibles instrumentalisations. Il cite la critique des médias avancée par le linguiste et militant américain Noam Chomsky1, et ses dessins posent souvent la question des effets des médias dans nos “démocraties de marché”, intégrant des messages synthétiques, ou des légendes en forme de slogans. Tout y passe : le déterminisme social, le football, le culte de la personnalité, le consumérisme, les conspirations, Dieu…Dans l’esprit, l’Office du dessin pourrait rappeler Raymond Pettibon, pour ses dessins à l’encre noire, faussement maladroits, généralement assortis de commentaires engagés, énigmatiques et parfois violents. Chez l’artiste américain, on perçoit aussi des réminiscences grimaçantes de la bande dessinée américaine des années 1940-1950, et le désir constant de prendre pour sujet d’étude l’imaginaire collectif. S’il partage ce dernier point, Olivier Garraud choisit une tout autre esthétique graphique qui prend sa source dans le retrogaming, les écrans « Press Start », les bornes d’arcade et la Megadrive – un univers pixellisé qui répercuterait le lointain écho de la grille moderniste. Côté iconographie, certains motifs apparaissent de façon récurrente : le supermarché, la barrière, l’automobile, le salon générique des sitcoms télévisuelles…autant d’environnements qui racontent nos sociétés fragmentées et leur désenchantement palpable.
SUPER
Avec ses outils habituels, soit acrylique et Posca, répétition et persévérance,
Olivier Garraud s’est employé à couvrir l’immense mur du centre d’art de Pontmain, qui est précisément dix-sept fois plus grand que la surface d’un A4. Surmontant un bâtiment simplement formalisé par un rectangle bardé de lignes verticales vibrantes, l’enseigne SUPER s’étale impérieusement, sur fond de voie lactée ; au premier plan, le tracé au sol des emplacements de parking se dresse comme une barrière hostile. Point de présence humaine. Et pourtant, « dans un monde totalement colonisé par l’homme, le supermarché n’est-il pas devenu le gîte naturel de l’espèce ? »2
L’image s’étale comme seul horizon possible, implacable. Elle porte en elle une force froide et belliqueuse, que la simplicité du dessin semble mettre à nu. Cette image nous contemple : que voyons nous ?
NOYAU NOIR, PÉRIPHÉRIE BLANCHE
Au fil de ses différents accrochages, l’Office du dessin s’adapte au lieu : Olivier Garraud prend en compte des considérations esthétiques et sémantiques, et fonctionne à l’intuition. À Pontmain, l’ensemble des dessins se déploie en configuration dense, les plus foncés au centre et les plus clairs en périphérie. Le regard circule librement au sein de cette polyphonie dessinée, ce grand bourdonnement où la symbiose du texte et de l’image traduit la simultanéité de plusieurs niveaux de perception. Écosystème complexe, traversé d’aphorismes et de saillies graphiques, l’Office du dessin connote nos questionnements existentiels et nos croyances, cartographiant l’esprit du temps, entre empathie et causticité.
LUNETTES 2D
Comme un dessin qui aurait suffisamment gonflé pour devenir volume, la sculpture Conspiracies don’t exist arbore un statut incertain, entre accessoire surdimensionné à l’échelle d’une enseigne de magasin, et objet flottant, presque virtuel, conservant ses qualités d’épure graphique. Instrument de vision oblitérée, cette paire de lunettes
rend hommage à They Live (Invasion Los Angeles) de John Carpenter. Sorti en 1988, le film met en scène une paire de lunettes qui permet de voir le monde tel qu’il est vraiment, tandis que les extraterrestres dominent la population grâce à des messages subliminaux qu’ils répandent dans les publicités, les magazines, à la télévision… Olivier Garraud se réapproprie cette critique violente des années Reagan, et questionne son actualité à l’ère du soupçon. En 2018, aurions-nous encore besoin de lunettes dénonçant les conspirations ?
ÊTRE SUPRÊME
À l’étage du centre d’art, deux animations mettent en mouvement l’univers graphique d’Olivier Garraud. Sans surprise, l’esthétique retrogaming joue à fond : l’artiste conçoit des dessins animés primitifs, volontairement courts, qui entretiennent des parentés certaines avec le GIF animé ou l’économiseur d’écran. La gestion du texte rappelle celui des vieilles consoles, ou parodie les sous-titres anglais des productions cinéma. Tous les bruitages sont réalisés à l’ancienne, parfois aussi simplement qu’en enfonçant un poing dans un bol de riz.
La première animation s’intitule Demi-Artiste, et date de 2015 : dans la mythologie grecque, un demi-dieu est un être immortel participant de la nature des dieux. Mais qu’est-ce qu’un demi-artiste ? Avec humour et effets hollywoodiens garantis, Olivier Garraud questionne la survivance des icones et des références religieuses dans notre société du spectacle, qui consacre les artistes au même titre que les saints.
Du fan au fanatique, pourquoi ce viscéral besoin d’admiration ?
Deuxième animation diffusée, L’Athée met en scène un chien avec une tête d’homme qui parcourt de nuit un paysage linéaire, rappelant les jeux vidéos avec scroll horizontal. Dans cet environnement, les enseignes lumineuses se succèdent (Super, Néant, Bioman et Imaginary friend center), sans que le personnage chimère ne s’en soucie ou ralentisse sa marche. Livré à son monologue intérieur qui s’affiche à l’écran, il se bat mentalement avec l’idée d’avoir ou pas un ami imaginaire. Au fil des images, sa réflexion s’affine sans pour autant se muer en jugement, alors que le titre de l’animation nous renseigne sur le fondement de cette pensée beckettienne : comment, en étant athée, pourrait-on aller jusqu’à dire qu’il faut absolument l’être ?
Texte écrit à l’occasion de l’exposition des résidences d’artistes 2018 du Centre D’art Contemporain de Pontmain.
Eva Prouteau
1. Notamment, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, avec Edward Herman, Agone, 2008
2. Bernard Maris, Houellebecq économiste, éd. Flammarion, 2014, p. 84.
Wiener losers
L’hégémonie culturelle des Etats-Unis sur le Canada, la domination économique de la Chine en Asie, ou encore l’influence (ingérence ?) de la Russie et des pays de l’Europe de l’Ouest sur ceux de l’Europe de l’Est, tel semble être la situation qu’illustre la carte du monde (un monde si sombre !) dessinée à même le mur par Olivier Garraud La Mongolie, le Canada, l’Afrique entière ou encore l’Amérique latine y sont définis comme des Losers (« perdants »). Quant à eux, les Etats-Unis ou la Chine, et plus largement tous les pays disposant de la bombe atomique, sont décrits comme des Wieners.
Or, le remplacement d’une lettre par une autre (le « e » de « wieners » se substituant au premier « n » de « winners ») fait de ces régions non pas des Winners (« gagnantes ») comme l’opposition classique gagnant/perdant devrait nous le faire penser, mais comme des Wieners (« saucisses », et surtout en argot : « bites »).
Que pensez dès lors d’une compartimentation du monde opposant des « perdants » à des gagnants qui ne le sont pas : à des « bites » ?
Texte écrit à l’occasion de l’exposition collective “Jusqu’à ce que rien n’arrive”, Maison des Arts, Malakoff, à propos du dessin mural “Sans titre”, Carte du monde.
Pierre Vialle
Hello dynamo
Animé par une dynamique de résistance, Olivier Garraud détourne les symboles collectifs marqués par des ferveurs historiques et culturelles. Il trépigne à l’idée de renouveler notre conception du pouvoir, de la victoire et de la mystification.
À travers des slogans authentiques et audacieux : Mort aux vaches, Demi-artist, Baby please don’t go, Loser de compétition ; les opposables et leurs notions se réorganisent dans une sorte de recherche de liberté artistique constante.
Porteur de contradictions, l’artiste change sans cesse de rôle dans une pratique de plus en plus diversifiée. Tantôt maître bonsaï et origamiste, éleveur de mouches, cartographe scandaleux, maçon miniature, ou tanneur des alpes, Olivier Garraud se nourrit des engouements collectifs, de la culture de l’instantané, de la dévotion internet et des survivances iconiques. L’artiste déclenche différents niveaux d’interprétations, les private joke se succèdent, les histoires et leur héros se matérialisent.
Une certaine fatalité sur fond de ciel étoilé.
Déclinées sous formes, iconographique, vidéographique et humoristique, les productions d’Olivier Garraud se façonnent dans la noirceur terrible et ironique de ses dessins et dans l’irréversible et l’inévitable de ses sculptures. Le poing-pied, conviction ancrée dans le sol, s’élevant au plus haut rang du pouvoir de l’art, devient le symbole de l’artiste, une force de persuasion, hybride et emblématique.
Générateur de son aventure personnelle et passionné de cyclisme, Olivier Garraud est un provocréateur simple et efficace, dramatique et poétique, cinglant et inépuisable. Ses constructions visuelles antinomiques, contournent les systèmes normés. Installé entre mythologie et réinterprétation contemporaine du monde, conservation et immortalité symbolique ; il s’apprête à expérimenter l’art et sa représentation. Une représentation en marge, à l’insolence maîtrisée, désolidarisée de la matière, indépendante.
Ses préoccupations deviennent de plus en plus installatoires et regroupent la plupart de ses techniques de création : le dessin et l’illustration, le texte et la typographie, la sculpture et les objets mais également la vidéo et l’animation. Ce travail de rassemblement lui permet de créer une force de conviction. Il ne tarde pas à décider de l’indépendance de l’un de ses dessins, le retire de sa « collection » et s’en inspire pour développer tout un univers pictural essentiellement en noir et blanc. Sur ce même schéma de production, le projet Demi – artist a pris plusieurs formes. D’abord désolidarisé d’un ensemble de dessins et affublé d’une police gothique. L’histoire s’étoffe et la sphère visuelle s’étend pour toucher la mythologie et ses symboles. Lettrage, mise en scène, décorum et déchaînement des éléments, tout est réunit pour faire renaître le Demi – artist et lui impulser un nouveau caractère. Les étapes du projet amène aujourd’hui l’artiste à pousser plus loin la potentialité de Demi – artist en lui donnant une forme animée, épileptique et absurde en perpétuelle transformation.
Les réalisations d’Olivier Garraud sont expansives, déflagrantes ; il met les doigts dans la prise pour voir ce qu’il se passe !
Adepte de la to do list et obsessionnel du Post it©, Olivier Garraud s’est naturellement intéressé aux mots, à leur conception, aux jeux de langage, aux exercices d’écriture et à leur mise en valeur. Son travail typographique vient soutenir ses propos et asseoir une autorité artistique fantasque.
Fasciné par l’impact des messages et leur caractère emblématique et universel, il les recueille, galvaudés par le temps, abandonnés ou stigmatisés et les réactive en continuant sans relâche son exploration. L’acte de création est une aventure*.
*Olivier Garraud dans son atelier, été 2015, Nantes.
Léo Bioret
Entretien avec Léo Bioret
Demi – artist, est un projet inédit en cours de réalisation, créé par l’artiste Olivier Garraud. Cet entretien a été mené dans son atelier à Nantes. Il travaille sur la version animée d’une série de dessins et je lui fais une proposition improvisée de discussion sur ce nouveau projet.
Qui es-tu Olivier ?
Je suis artiste, j’ai investi les Ateliers Delrue après avoir reçu le Prix des Arts Visuels de la ville de Nantes en 2013. Je fais du dessin et tout ce qui peut s’en rapprocher comme l’animation et le wall drawing que j’expérimente depuis peu. Je fais également de la sculpture.
Mes recherches tournent beaucoup autour de l’image et ce qui peut la générer. Ce qui m’intéresse c’est aussi l’impact de ces images en tant qu’objet. Qu’est ce qu’on est en droit de comprendre et qu’est ce qu’elles véhiculent ? C’est pour cela que ça ne me dérange pas de passer d’une technique plastique à une autre pour aborder ce statut de l’image.
Comment les symboles mythologiques ont ils marqués ta pratique artistique ?
Au-delà des références historiques, j’ai une grosse culture de blockbusters des années 80 – 90, souvent caricaturaux et finalement mythologique. On retrouve ça aujourd’hui avec les films Marvel et leurs super – héros, qui mettent en avant de gros messages de propagandes. Je pense que cette influence vient de là en partie. Le livre de Roland Barthes, Mythologies, décrypte beaucoup de symboles de notre société, certains biens de consommation ou d’habitudes culturelles. Je pense que cet aspect mythologique est un mélange de constats personnels et de culture populaire.
Quand on vit dans une société libérale, tournée vers les sciences et l’argent, il est intéressant de voir comment, cette société, qui est normalement censée s’émanciper d’un dieu, fait surgir des survivances iconiques par une idolâtrie qui s’est déplacée autour des baskets, des peoples et au fond, autour de l’argent. L’argent fonctionne avec une forme de croyance. Quoi qu’il advienne nous avons tous besoin de ce type de fonctionnement que je ne comprends même pas moi-même.
Ces questions m’intéressent beaucoup, je mets les doigts dans la prise et je vois ce que ça fait !
Présenté dans sa première version à l’Atelier de Nantes en 2014, comment a évolué le projet, Demi – Artist depuis l’année dernière ?
La première fois que j’ai présenté Demi – Artist, à l’Atelier, le dessin était intégré dans une installation d’une trentaine de dessins et de sculpture sur étagère. Depuis pas mal de temps, je voulais sortir de la manière classique de présenter des dessins et des sculptures. J’ai donc présenté mes réalisations dans un ensemble. Cette installation reflète clairement les prémices de ce que j’aimerais présenter prochainement. J’aimerais ajouter dans ces installations, d’avantage de sculptures et d’animations. Cette proposition d’images fixes et animées créée un effet de multiplicité entre la dépendance de chaque image et leur interdépendance.
Je m’étais permis dans cette installation de présenter des éléments qui ne sont pas encore aboutis mais qui fonctionnent dans cet ensemble. C’était le cas pour le premier dessin intitulé, Demi-artiste. Je n’étais pas satisfait, car la part d’humour n’était pas évidente. La typographie que j’avais utilisée était de style gothique ce qui rappelait peut être un peu trop les affiches de propagande du IIIème Reich ou d’un groupe de heavy metal. J’ai voulu prendre un peu mes distances tout en poussant le projet un peu plus loin. J’ai alors proposé trois versions, trois dessins sur le même format, A1. Une version reprenant en caractères grecques blancs sur fond noir et accompagnés d’une introduction : « Il était fils d’artiste et de simple mortel, il avait des dons exceptionnels … » Les deux autres versions incluent des éclairs puis des flammes sur le fond noir. Le fait d’avoir réalisé ces trois versions m’a mené petit à petit vers la nécessité de faire une animation. Comme une sorte de teaser de ce super-héros encore méconnu du grand public. Au départ cette proposition prenait la forme d’un dessin sur papier. Il semblait possible d’aller plus loin en employant l’animation. Comme souvent j’envisage les choses de façon simple et efficace. J’ai alors repensé aux films d’animations bon marché japonais, aux jeux vidéo 8 bit et aux gif animés que l’on trouve sur l’internet.
J’ai fait le choix du noir et blanc en me souciant spécialement de la composition. Je n’ai utilisé que sept images, chaque dessin au format A4 est scanné.
Avec les quelques dessins réalisés sur papier, je suis en mesure de proposer plusieurs animations. J’ai envisagé le montage du son et des images de manière très simple reprenant les « trucs » du cinéma.
J’ai toujours eu envie de traiter la vidéo, comme un économiseur d’écran d’ordinateur qui tourne, comme une boucle qui laisse finalement en permanence le signifiant à portée du regard. En disséquant la vidéo initiale en plusieurs fichiers distincts, j’appuie encore ce potentiel. Le caractère multiple de cette proposition lui donne d’emblée la possibilité d’être un ensemble, épileptique et absurde.
Demi-artist, est-il un autoportrait ?
Non pas du tout, mais c’est un projet qui inclut une part d’auto – dérision. En tant qu’artiste, on va forcément se poser la question. Moi – même, je me pose beaucoup de questions sur le statut de l’artiste, mais ce demi – artiste n’est pas censé me représenter. Il représente l’idée que l’on pourrait se faire d’un artiste. La question que je pose à travers ce projet est la suivant : si nous sommes à même de pouvoir aduler un artiste, qu’est ce qu’un demi-artiste ? J’essaye de traduire un certain déplacement avec Demi – Artist.
Demi – artist, et qu’en est-il de l’autre moitié ?
Il est la moitié d’un artiste et la moitié d’un homme. C’est une forme d’hybride. La prochaine vidéo animée que j’aimerais réalisée s’appellera, l’Athée. Je mettrais en scène un mi-homme, mi-chien. C’est un personnage que j’ai déjà présenté dans mes dessins. Ces dernières années je me suis beaucoup recentré sur le dessin et je m’aperçois que pour arriver à mes fins, le dessin ne suffit pas forcément. Je sors alors du dessin pour par exemple proposer des animations vidéo qui ont potentiellement quelque chose de plus fort à proposer. J’aime aller au bout de mes idées. J’ai terminé l’animation Demi – artist, hier. Les vidéos seront surement amenées à évoluer de la même manière qu’un logiciel informatique. La version 1.0 évoluera vers une version 1.1 au fur et à mesure des modifications que je voudrais leurs apporter.
Les dernières ombres de l' Occident
Les premiers mots du Dépeupleur de Samuel Beckett pourraient donner le ton : « Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine ». L’univers ainsi campé, affirmons d’emblée le caractère évolutif de toute proposition plastique de Olivier Garraud. Ce dernier tient à rappeler les différents niveaux de lecture appelés à se déclencher au contact de ses déploiements sculpturaux. Bruegel mais aussi les X Men. « Je me situe, nous dit-il, entre Godot et les chiens de faïence, entre l’absurde et le fiasco ». Man Power et les Emplumés et quelques sculptures ou: comment construire un monde stupéfait, résiduel, crématoire, allant du gibet à la cendre, un monde sur lequel un voile acide s’est posé, où l’espèce, clonée, se confond avec des architectures abruptes, où ce qui semble en mouvement renvoie immanquablement au temps de la terreur et des tortures ? Et comment se télescopent les références à la culture savante et celles plus directes mais toutes aussi insinuantes à des cultures populaires ?
Olivier Garraud construit des mondes à l’échelle 1/4. Un rapport au réel semble conduire chaque installation où s’agitent des personnages construits à partir d’un même moule, sans identité, sans anatomie véritable, corps échappés d’un plan, d’un angle, corps jumeaux se hissant tour à tour sur des parois vertigineuses, se frayant un chemin dans des failles, corps abîmés, en proie aux flammes, corps à la gravité mobile, corps machines occupant des paysages fictionnels aux limites de l’abstraction. La mousse en polyuréthane dont sont faits ces hommes résiduels souligne la fragilité d’une chair sacrifiée, mais en même temps elle induit le caractère proliférant de cette présence modélisée. L’homme s’absente en se multipliant. Les architectures peuvent également se moduler au gré des humeurs de leur créateur, de ses expérimentations, de ses fantaisies.
Fantômes grouillant dans une espèce de monde fragmenté, les sculptures sont les signes d’un mouvement souvent dévasté, ce sont les instruments cruels ou indifférents d’une partition tendue qui peut s’exécuter seul ou à plusieurs. Le spectateur est ainsi témoin tout autant que créateur de récits, son destin est celui d’un géant aux capacités inquiétantes, mais telle Alice il peut se soumettre soudainement à d’autres dimensions. Sa liberté physique est instable, comme disproportionné se trouve l’écran qui devant lui se déploie. Des distances s’élaborent dans la contagion. « Tout ça pour rien », épitaphe cinglante sauvegardée hors champ.
Texte écrit à l’occasion de la sortie de l’édition, Les emplumées et Manpower “Tout ça pour rien”.
Pierre Giquel