Artistes
Romain Le Badezet : né en 1988 à Fougères, vit à Nantes, travaille à Nantes.
Dans quelques fleurs à gauche, 2023Galerie Triptyque - Espace 18, Les Sables-d'Olonne - Nantes
Fungi and Coffee, 2022Plateforme Intermedia, Nantes
74QDLF, 2020Artichaut Galerie, Nantes
Expositions personnelles
2023
- «Nuage 3», Espace 18, Nantes
2023
- «Dans quelques fleurs à gauche », Galerie Triptyque, Les Sables d'Olonne
2020
- «74QDLF», Artichaut Galerie, Nantes
Expositions collectives
2024
- «DDESSIN PARIS 2024 », Salon du dessin contemporain. Invitation de la galerie Mariska Hammoudi, Paris
- « LOST and FOUND», Artmercator, Paris
2022
- «MIX», Musée d'art de Cholet
- «Mushrooms and Fungus», Imaginée par APO33, Plateforme intermedia, Nantes
- «Les Rendez-vous à Saint-Briac», Salon du dessin contemporain et de l’édition d’artistes, Saint-Briac
2021
- «Sortir du bois», Imaginée par Wild Side et PickUp, Transfert, Rezé
- «Faire le mur», Millefeuilles, Nantes
- «Transistance», Galerie Jacques Bivouac, Pierrefitte-sur-Seine
2020
- «Onagaininzebistouflyeu», Artmercator, Paris
- «Démesures variables», Les Passerelles, Pontault-Combault
Résidences
2024
- «Le Bol Ordinaire», Résidence de recherche, novembre 2024, Billère.
- «Le Pavillon», Résidence de recherche, février/avril 2024, Nantes.
Bourses, prix, aides
2023
- Aide individuelle à la Création AIC, DRAC Pays de a Loire
- Aide au projet de création Arts Visuels, Région Pays de a Loire
2022
- Aide exceptionnelle aux plasticiens, Ville de Nantes
Dans quelques fleurs à gauche
Ce renseignement pourrait s’adresser à un voyageur égaré dans la campagne ou en forêt.
Ce genre d’indication est plutôt rare aujourd’hui – les GPS intégrés aux téléphones ont mis à mal notre sens de l’orientation. « Dans quelques fleurs à gauche » évoque la pratique de vagabondage des enfants qui s’échappaient de la roulotte pour faire une escapade dans les sous-bois avant de rattraper la caravane. Les parents suspendaient alors des fleurs aux intersections des chemins pour indiquer la direction à prendre. Redonner de l’espace et de la matière à ses souvenirs familiaux, c’est bien l’intention de Romain Le Badezet dont les ancêtres furent (en partie) marchands forains et artisans ambulants. Réaliser cette exposition dans une galerie située à quelques encablures du port de la Chaume, aux Sables-d’Olonne, n’est peut-être pas un hasard, car la quête du jeune breton agit comme la brume qui se disperse quand remonte la marée. Bien que l’artiste, installé à Nantes depuis 2016, soit plutôt sédentaire, le nomadisme apparaît dans son travail au prisme des récits familiaux. Cette mémoire a d’abord été convoquée par la mère de l’artiste qui a réalisé avec son aide un livre à partir des témoignages recueillis auprès de sa propre mère et de sa tante. Bien que la transmission de cet héritage ait été assumée par la branche maternelle, le trentenaire a ressenti la nécessité de se le réapproprier par une matière plastique : celle des albums retrouvés et scannés peu avant le confinement. Ce matériau personnel, immédiatement disponible, est le point de départ d’une recherche sur l’itinérance.
C’est d’abord par le dessin que l’artiste s’y emploie. Il reproduit chaque photographie sur des feuilles A4 collées entre elles, avec leurs lacunes, leurs déchirures, les traces de leur vécu, « déployées comme de grandes cartes où l’œil se promène », raconte-t-il. Le trait de crayon graphite fait preuve d’une minutie virtuose, mais loin de laisser oublier le procédé qui a conduit à son exécution, ce jeu d’origami quadrillant la composition rappelle la technique ancestrale de la mise au carreau, permettant aux artistes de reproduire des dessins préparatoires à grande échelle. Il rappelle surtout l’origine matérielle de ces images pliées dans des portefeuilles, empreintes chargées d’affect, archives vivantes. En laissant les traces du processus sur l’œuvre achevée, Romain Le Badezet laisse apparaître « les chemins empruntés […] en intégrant et en révélant les outils », comme il l’explique lui-même. Surtout, il érige ces photographies intimes au rang de monument, au double-sens du terme : ce qui fait souvenir et ce qui supporte l’agrandissement, la monumentalité. Les tirages sont abîmés et de piètre qualité, ce qui oblige l’artiste à interpréter les zones indistinctes, floues ou surexposées. Peut-être plus émouvants que des tirages impeccables – « il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt1» affirmait Denis Diderot au Salon de 1767. On y voit Romain, l’arrière-grand-père, amoureux des oiseaux et rémouleur itinérant qui déplaçait la famille en roulotte de ferme en ferme et eut le coup de foudre pour une jeune foraine, la grand-mère Raymonde dont la vitesse du Solex a rendu l’image floue, sa belle-mère Suzanne en costume de théâtre,… autant de mises en scène du quotidien qui résonnent dans l’esprit du jeune homme par leur dimension symbolique. Ces êtres incarnent alors une communauté en mouvement qui a dû s’adapter sans cesse, évoluer, s’émanciper, et inventer une forme d’art populaire et amateur, dont Romain Le Badezet se sent proche. L’artiste y retrouve des points communs avec sa pratique artistique : une disposition à la rencontre, la manifestation du processus de travail, une esthétique de la récupération, et surtout le goût pour le déplacement et les chemins détournés.
Historiquement, l’image de l’artiste voyageur a d’abord été associée au saltimbanque2. Charles Baudelaire voyait dans la misère d’un forain adossé à sa baraque un symbole du poète3, avant que Pablo Picasso ne s’inscrive à son tour dans cette famille de fous, d’acrobates et de musiciens admirés au cirque Medrano. Ce mode de vie marginal est celui que l’imaginaire collectif a rattaché aux artistes. Ce cliché date des années 1830-1850, période de transition qui a vu le passage du mouvement romantique à la tendance réaliste. Il n’est pas dû aux peintres et aux sculpteurs, mais aux romanciers et journalistes qui ont trouvé dans les beaux-arts un équivalent de leur condition aussi particulière qu’inclassable4. Charles Baudelaire a contribué avec son sonnet Bohémiens en voyage (1857) à lancer l’anathème sur l’artiste bohème et à forger le cliché de l’artiste maudit. Si prendre le parti des arts plastiques est pour Romain Le Badezet une manière de donner forme à cette filiation, c’est aussi une façon de questionner la définition de l’artiste. Faut-il rester extérieur, comme les forains (foris, en latin, désignant à la fois la porte et le fait d’être en-dehors) ? Faut-il s’intégrer aux codes du monde de l’art ? Aujourd’hui, être artiste est devenu un métier bien plus complexe qu’il y a 50 ans. Avoir le statut d’artiste-auteur auprès de l’URSSAF est possible en quelques clics, mais nécessite d’en connaître les règles administratives et plus encore les pratiques implicites. Il faut être à la (H)Auteur tout en prenant de la hauteur, comme le prouve l’artiste dans sa mise en scène photographique (et burlesque !) dans laquelle il prend son élan – ou ses jambes à son cou ? – dos aux voies de chemin de fer nantaises, muni d’un parachute coloré.
Dans ses récentes sculptures, Romain Le Badezet revisite avec humour et poésie ces multiples traditions : celles de ses aïeux autant que celle de l’art contemporain. White cubes (porte sucre itinérant) (2022), est un sucrier roulant en chêne qui évoque un jouet pour enfants, chariot de construction à tirer, sauf qu’ici, les blocs de pierre sont remplacés par des sucres blancs disposés en escalier. Si l’objet évoque la confiserie dans laquelle travaillaient la tante et la grand-mère de l’artiste chez les forains, ces « cubes blancs » (littéralement « white cubes ») sont un clin d’œil appuyé aux espaces des galeries d’art depuis les années 1950. Ces lieux détachés de l’environnement extérieur pour favoriser la contemplation des objets exposés feraient presque échapper l’œuvre d’art au passage du temps…5 Plus encore, le modèle est devenu un lieu commun adopté par les centres d’art du monde entier abolissant dans le même mouvement la notion d’espace situé. Cette sculpture prend ainsi le mot au pied de la lettre pour révéler l’humour et l’absurdité d’un tel système. L’artiste file la métaphore en réalisant une maquette de palettes miniatures supportant ces mêmes blocs standardisés. À la place des lettres indiquant traditionnellement la marque des palettes répondant aux normes européennes, l’artiste a inscrit le mot R.A.C.E au fer rouge. La notion de « race » (qui signifie « course » en anglais) est représentée ici comme une constante dans le flux capitaliste. En télescopant l’univers de la mondialisation et celle du stigmate, l’artiste souligne que chaque objet traversant les frontières porte en lui sa généalogie, pour ne pas dire son pédigrée. Ces marques d’identification sont certes un gage de qualité, mais surtout un moyen de favoriser la libre-circulation des marchandises au détriment des individus.
Face à ce constat brutal, l’imaginaire de la roulotte apparaît comme une forme d’utopie. Avec Gamin (2023), l’artiste s’attelle à sa plus grande sculpture jamais construite : un cheval grandeur nature supporte une fenêtre sur sa croupe, souvenir de la bête de trait dont le nom (« gamin ») a fait un membre de la famille à part entière. Le mannequin de bois garde la mémoire de ces habitats mobiles tractés à l’origine par les chevaux avant d’être remplacés par des automobiles. L’artiste est comme les enfants qui échappent un instant au regard des parents pour explorer les chemins de traverse avant de retrouver leur trace – morphologie du conte traditionnel. Le mythe de l’artiste-nomade est fréquent au XIXème siècle – voyageurs orientalistes, image populaire du juif errant repris par Gustave Coubet,… En 1979, le critique Germano Celant consacre un article dans la revue Artforum à Mario Merz intitulé : « L’artiste comme nomade6 ». Il y explique que la vie d’artiste consiste à migrer d’un contexte à un autre et de s’y adapter. Ses constructions ressemblent davantage à des accumulations précaires qu’à des habitats stables, et ces abris fragmentaires, hétéroclites, constituent une marque de reconnaissance. En exergue, le théoricien de l’Arte povera cite la Dialectique de la Raison de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer qui compare les artistes s’adonnant à l’imitation à des magiciens : « ceux qui s’y adonnent deviennent des vagabonds, des nomades des temps modernes qui ne trouvent pas de havre durable parmi ceux qui sont installés dans la vie. ». Loin de l’idéal romantique, Romain Le Badezet travaille avec cette contradiction : être entre deux cultures, mieux comprendre l’une en utilisant l’autre, et réciproquement, sonder les différences et les proximités entre ses aïeux artisans et son statut d’artiste. Avec Girouette (2023), installation produite spécialement pour cette exposition, le plasticien y trouve peut-être des éléments de réponse. Le dispositif rotatif composé de silhouettes de nuages en contreplaqué n’est pas mis en mouvement par la force du vent, mais par l’énergie de l’artiste lui-même qui en a laissé sa chaussure. L’artiste fait-il la pluie et le beau temps ? Est-il condamné à voir tourner les nuages comme Sisyphe son rocher ? Ou à interpréter les phénomènes atmosphériques comme des présages ? Une chose est certaine, bien que la girouette relie les pieds aux nuées, les éclaircies sont fugaces en bord de mer et l’effort sans cesse à recommencer. Pour ne pas se perdre dans le brouillard, il suffit de savoir tourner au bon moment, dans quelques fleurs, à gauche.
Ilan Michel
1 Denis Diderot, « Salon de 1767 », in Œuvres de Denis Diderot, Salons, tome 2, Paris, J.L.J. Brière, 1821.
2 Jean Starobinsky, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Genève, A. Skira, 1970.
3 Charles Baudelaire, « Le Vieux Saltimbanque », in Le Spleen de Paris, Michel Lévy frères, 1869.
4 « La manie ordinaire des jeunes artistes de vouloir vivre hors de leur temps, avec d’autres idées et d’autres mœurs, les isole du monde, les rend étrangers et bizarres, les met hors la loi, au ban de la société; ils sont les Bohémiens d’aujourd’hui. », Félix Pyat, 1834, cité dans Sylvain Amic (dir.), Bohèmes, Paris, RMN – Grand Palais, 2012.
5 « L’art y vit dans l’espèce d’éternité de l’exposition et bien qu’on y distingue une multitude de ‘périodes’ (le modernisme tardif), le temps n’a pas de prise sur lui. Cette éternité confère à la galerie un statut comparable à celui des limbes ; pour se trouver là, il faut être déjà mort. » Brian O’Doherty, « Notes sur l’espace de la galerie » (1976), in White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, Zurich, JRP Ringier, 2008, p. 37.
6 Germano Celant, « Mario Merz : The artist as nomad », Artforum, vol. 18, n°4, décembre 1979, pp. 52 - 58.