Ariane Yadan, l’autoportrait à l’infra-rouge
par Isabelle de Maison Rouge
Ariane Yadan fait de l’autoportrait une constante de sa pratique. C’est un work in progress, un travail en devenir, qui se poursuivra peut-être durant toute sa vie. Dire « je suis » revient à se présenter autre que soi, à montrer l’autre que l’on porte en soi. C’est par l’autoportrait que l’artiste tente d’exprimer qui elle est.
Elle atteste également le fait que nul ne peut regarder son individualité propre en face.
En réalisant des portraits d’elle-même, elle se perçoit comme un corps détaché du sien. C’est le « moi » physique et psychologique de l’artiste qu’elle souhaite révéler, annonciateur d’une humanité à la poursuite de ce que l’on pourrait nommer un « moi durable ».
Puisque dès que l’on s’intéresse à soi, une
part de soi se dissimule, échappe et glisse. « Sous ce masque, un autre masque. Je n’en finirai pas de soulever tous ces masques » révélait Claude Cahun en faisant allusion à la féminité qui, pour elle, est vouée à la dissimulation. L’autoportrait est l’espace où s’exprime paradoxalement la difficulté de l’identité, l’artiste joue à cache -cache avec elle-même, elle tente de se définir, s’avouer.
Considérant son propre parcours historique questionnant sa position sociétale, Ariane Yadan fait de son approche un véritable laboratoire de recherches.(…)
Elle s’interroge sur son individualité et sur sa responsabilité d’artiste. En art c’est dans l’interstice entre l’homme et l’histoire qu’il se raconte de lui-même, que s’exprime l’artiste. Et comme dans ce cas précis, il s’agit d’une femme, le double questionnement femme et artiste va laisser s’exprimer un portrait en relief à l’intérieur duquel se lit un besoin de se dire. L’individualisme contemporain développe une hypertrophie du « moi ».
L’autoportrait et ses variantes – tel le selfie – revient au centre des préoccupations de notre civilisation comme de l’art contemporain. Dans le monde actuel, l’identité est remise en cause, elle est multiple et adaptable. L’individu refuse de se laisser enfermer dans une case unique. Les Anglo-Saxons, avec le « me, myself and I », l’expriment avec plus de nuances. L’artiste rejoint les angoisses de notre époque qui touchent à la définition de l’humain : travestissement, clonage, métissage, greffe.
La position de l’être dans la société la préoccupe, elle est attentive aux phénomènes de visibilité des minorités ethniques et sexuelles, de la globalisation et de la mondialisation.
Alors les interrogations surgissent :
qu’y a-t-il d’indispensable à la représentation de soi ? Qu’est-ce que le visage ? L’autoportrait est-il le discours le plus intime sur soi ? Pour les uns, c’est le moyen le plus direct pour se rencontrer, mais pour Sartre c’est le contraire : « Je n’y comprends rien à ce visage. Ceux des autres ont un sens.
Pas le mien. Je ne peux même pas décider s’il est beau ou laid. Je pense qu’il est laid parce qu’on me l’a dit. Mais cela ne me frappe pas. » Mystère du visage restant insondable…
Pour Ariane Yadan qui fait le choix de se représenter et le revendiquer à travers l’autoportrait, questionner des notions telles que ressemblance et dissemblance, vérité et affabulation, introspection ou inspection, soi et l’autre pose le problème de l’objectivité.
S’affranchissant du dilemme exhibitionnisme/voyeurisme,l’autobiographie plus encore que l’autoportrait est devenue un genre puisque sont abolies les frontières entre le personnage et l’artiste, ils sont unis pour résoudre le difficile rapport entre le sujet et l’objet. Monologue intérieur ou au contraire projection du “ moi ” dans la sphère publique, à la fois signature et style, ” je ” est simultanément un autre et soi-même. Il est devenu un objet d’étude. Les images que propose Ariane Yadan reflètent l’ensemble de ses oscillations.
Se chercher, se connaître, se reconnaître, être devinée, démasquée ou découverte: autant de manières de se sonder et enquêter sur l’individualité dans son acception universelle.
Pour avancer dans une quête non pas de vérité autobiographique mais de son rapport à l’identité, elle cherche des modes d’expression originaux. Dans cette exposition elle a mis l’emphase sur le principe de la lumière rouge employée par les photographes-tireurs dans la chambre noire, où ils passaient de patientes heures enfermés dans des laboratoires à développer leurs négatifs argentiques avec un procédé qui s’apparente à la magie et reste associé au synonyme de qualité et de savoir faire.
Par un processus physique (filtres, lumières, déplacements) ou chimique (bains révélateurs, émulsions sensibles, fixateurs), le rouge des darkrooms est inactinique pour les sels d’argent mais possède un effet photochimique sur d’autres types de pigments. Usant d’un filtre de cette couleur qu’elle place sur la vitre frontale devant ses portraits, Ariane Yadan veut nous mettre dans les mêmes conditions que les photographes qui voyaient surgir leurs images. Cependant ici ce n’est pas seulement un visage ou corps qui apparaît mais bel et bien deux, l’un se superposant à l’autre.
L’artiste a mis au point par un processus de montage, une installation photographique qui laisse apparaître une image cachée qui ne se révèle que par le déplacement du spectateur. L’effet de l’imagerie lenticulaire où deux images différentes apparaissent en séquence selon l’orientation de l’impression qui génère alors un changement d’images est repris par cet accrochage interactif. Ici c’est le regard du spectateur qui sert de révélateur derrière la vitre teintée.
Les portraits qui apparaissent et disparaissent au gré des déambulations du regardeur laissent surgir derrière la figure d’Ariane Yadan d’autres visages qui évoquent d’autres genres, d’autres âges, d’autres histoires vécues ou fictives. Ces têtes nous font face. Ces faces affleurent à la surface du visible comme pour effleurer les notions d’altérité, d’alter ego, d’hermaphrodisme… Ces personnalités diverses (transsexuel, masque mortuaire de l’inconnue noyée dans la Seine, jeune fille, femme voilée) sont une création de la pensée des autres. La photographie prétend montrer la réalité, Ariane Yadan nous démontre le contraire, par ces autoportraits cachés et ses images séditieuses révélées, elle nous montre que lorsque l’on en approche nous reconnaissons que ce n’est pas la réalité. Elle nous échappe. Et les œuvres de l’exposition fascinent pour cette absence tout autant que par leur présence.