Maintenir le volume dans la sobriété du signe plutôt que de valoriser l’épanouissement de la forme
La vie ne se déploie pas de manière linéaire mais selon un enchainement de cycles de durées variables. Le temps long est un emboitement de temps courts marqués par l’obligation du renouvellement, entre le moment de son amorce et celui de son effacement, entre la phase de construction et celle de la destruction. Cette loi qui veut que la vie se développe par période, chaque nouvelle se nourrissant de la ruine de la précédente, imprègne l’activité humaine et rythme ses productions.
Ce rythme implacable, induit un mouvement qui impose l’urgence du faire par lequel l’énergie vitale est relancée. Il comporte un point critique : le temps transitoire du passage de relais, l’entre-deux pendant lequel une réalité s’efface avant qu’une autre émerge et prenne la relève. A l’image de la vie, les entreprises humaines, sont ainsi bordées par des discontinuités, instants indécis, fragilités, qui interpellent Hélène Delépine et dont elle fait l’objet de son travail.
Toute forme créée volontairement est issue d’un état de matière, sous l’effet d’une action. Elle porte en elle son histoire, le processus qui la construit, l’intention qui la détermine. Les volumes moulés ou modelés par Hélène Delépine, se tiennent près de la matière qui les compose et des techniques qui les réalisent. Ils conservent le plus souvent leur couleur naturelle. Ils en gardent la rugosité sans cependant en souligner la texture, ni exhiber les traces de leur fabrication. Ne se situant pas dans une problématique de reproduction, ils se dérobent à leur dévoilement et restent largement indécidables, tant sur le plan du matériau que sur celui de la forme. Plus exactement, ils emmêlent des indices de multiples origines, puisant dans le répertoire des formes naturelles ou artificielles que l’artiste capte en photographiant son environnement. Ce faisant, Hélène Delépine privilégie les artéfacts modestes du mobilier urbain ou les ornements caractéristiques des architectures citadines.
Ni vraiment ceci, ni probablement cela, ses volumes campent dans un entre-deux où la forme sous l’effet du geste, corrigée par la résistance du matériau, émerge avant que le projet accompli par sa finition, prenne de la distance et bascule dans la majesté de l’oeuvre. Pour éviter ce risque de crispation formelle l’artiste travaille en direct, à partir d’une idée générale, sur des formats réduits, dans l’esprit de la maquette, proche de l’ébauche, retenant le volume du côté du signe, matérialisant le concept, sans le rigidifier dans une enveloppe qui deviendrait la seule possible. Ce parti pris de se tenir en deçà, permet à l’artiste de questionner plus librement les aspects fondamentaux de la sculpture : de l’émergence de la forme pensée et façonnée à partir d’une gangue de matière, en passant par la colonne, expression de la troisième dimension, jusqu’aux relations que celle-ci entretient avec l’architecture.
La sculpture est par essence l’art de la troisième dimension. Elle se confronte aux notions d’équilibre et de pesanteur. Les Signalétiques néoclassiques conçues à partir de moulages d’éléments de mobilier urbain (entre autres les plots qui interdisent le stationnement) se présentent sous la forme de fûts solitaires ou agencés verticalement tels les éléments d’un jeu de construction, esquissant un espace d’architecture, dont les huit pièces indissociables seraient les restes. Elles combinent l’idée de repère (un signal dressé) et celle de la colonne, une forme première de la sculpture.
Les Architecture sédimentaires dans lesquelles on retrouve des colonnes, articulent formes brutes éclatées, matiéristes et formes lisses, travaillées, dans des élévations qui évoquent des fragments d’architecture. Le poids suggéré des matériaux faisant ressentir pleinement la magie de leur équilibre.
Les Feux lotis miment l’émergence de la forme dans la main qui la façonne. Sous l’effet conjugué du modelage et de la pensée, une forme construite, géométrique, constructiviste semble s’extraire de la boule de terre, à moins (toujours ce sens en bascule) que ce ne soit l’image de sa ruine qui retourne à la terre. La couleur rouge rappelle le rôle du feu dans l’achèvement du processus.
Le titre générique REM(A)INDERS joue de manière éclairante de la confusion fréquente entre les deux termes, ce qui reste et ce qui appelle (ou signale). Chaque pièce inspirée de photographies de bâtiments de la ville de Saint- Nazaire, est à la fois la condensation essentialisée de leur architecture et la trace qu’elle laisse dans la mémoire de l’artiste.
Les CHTX, entre analyse de la forme et sa représentation, associent des travaux en deux et en trois dimensions. Les photographies accrochées au mur sont des vues, prises en contre plongée selon des angles inhabituels, de parties supérieures d’immeubles. Dupliquées en miroir autour de l’axe de leurs bases, comme dans un kaléidoscope, elles semblent être les extrapolations futuristes des mêmes extraits d’architecture posés en volume, sur le sol.
Lumières aveugles est composée de deux fenêtres romanes associées comme une paire d’yeux. Elles sont creusées par des perspectives dans l’épaisseur suggérée du mur, donnant sur le même vitrail situé en point de fuite, selon des illusions d’optiques contraires, qui se neutralisent : l’une amenant une moitié de celui- ci vers la surface, l’autre repoussant l’autre moitié vers le fond. Le point de fuite devient un point aveugle. Comme si une direction s’était perdue. Celle peut-être de l’architecture romane à la simplicité économe, presque conceptuelle, plus populaire que savante, mère de l’architecture occidentale.
Cette œuvre approfondit le questionnement d’Hélène Delépine sur l’architecture, en même temps qu’elle ouvre sur une pratique plus affirmée de la sculpture. Non seulement le thème n’est plus abordé sous le mode du fragment ou du reste, mais l’émaillage différencie la surface de la forme qu’elle recouvre.
En irisant d’un émail argenté la céramique des volumes dissociés façon puzzle d’Abbismuth, sa dernière œuvre, reproduisant la structure vue du ciel de l’abbaye Saint André de Meymac, l’artiste leur donne l’aspect de cristaux métalliques pour rappeler l’existence autour d’elle dans le passé, d’exploitations métallifères. L’œuvre conforte une direction dans sa recherche, plus proche de la représentation, où la surface bénéficierait d’un traitement autonome, ajoutant un complément de sens à la forme qu’elle recouvre.
Jean-Paul Blanchet, président de l’Abbaye Saint-André, CAC Meymac, 2021
Extraits du Petit Journal des expositions, Abbaye Saint André – centre d’art contemporain, décembre 2021