À travers une pratique quotidienne du dessin, Olivier Garraud donne naissance à une oeuvre en noir et blanc qui se décline sous forme de dessins, de sculptures et d’installations. Empruntant son vocabulaire visuel à des univers aussi éclectiques que ceux des comics, de la publicité ou encore du rock, Olivier Garraud pose un regard critique et ironique sur le monde qui nous entoure.
QUADRILLER LE SENS DE LA VIE
Un univers noir et blanc, quadrillé, formellement délimité : enfermé dans un tel scénario, fort à parier qu’un artiste se sentirait vite prisonnier. Bien au contraire, en dessins et en mots, Olivier Garraud y déploie son imaginaire avec la plus grande liberté. Sa relation à l’espace épouse des géométries variables : du wall drawing géant au dessin en volume, du nuage de petits formats aux films d’animation, ses compositions manipulent les signes, entre le poétique et le politique.
OFFICE : But, tâche que l’on se donne à soi-même avec le sentiment d’un devoir à remplir.
DESSIN : Art de représenter des objets (ou des idées, des sensations) par des moyens graphiques.
L’OFFICE DU DESSIN
Que cache ce titre délicatement guindé et bureaucratique, L’Office du dessin ? Ce projet d’envergure, qui poursuit sa croissance depuis 2016, révèle une entreprise aux ambitions paradoxales. Dans la forme, Olivier Garraud défend une esthétique modeste, « qui n’aurait l’air de rien » : son support, la feuille quadrillée, renvoie aux dessins des cahiers d’école, de ceux qui comblent l’ennui et autorisent de petites et grandes échappées. L’artiste utilise toujours les mêmes outils, des règles, des feutres, parfois des Rotring, et il se restreint strictement au noir et au blanc.
Haut et fort, son expression graphique manifeste la pertinence de se dispenser de talent, d’arrêter de vouloir bien dessiner : une manière d’affirmer une autre voie, primitive et plus transversale, où le dessin s’échappe de l’art pour rejoindre l’économie du fanzine, l’efficience des strips synthétiques des comics ou l’ascétisme du schéma technique. De facto, le dessin d’Olivier Garraud ne pavane pas, il va à l’essentiel, en empruntant des chemins de non virtuosité, des représentations parfois maladroites, des perspectives qui n’en sont pas vraiment.
Armé de cet outil fragile, l’artiste façonne son atlas personnel, qui comptabilise aujourd’hui 150 dessins numérotés et assumés en tant qu’Office du dessin. Les enjeux de ce corpus continuellement augmenté sont encyclopédiques et philosophiques : en effet, l’Office du dessin aspire à ressaisir ce vaste lieu commun, au sens propre comme au sens figuré, qu’est le monde. Sur un mode allusif et éclaté, sans avoir l’air d’y toucher, Olivier Garraud aborde les grands enjeux idéologiques du XXe siècle et sonde la psyché humaine, le tout avec une sorte de distance mélancolique et d’humour à froid.
MOTS ET MOTIFS
Le langage joue un rôle central dans l’Office du dessin : Olivier Garraud porte une attention particulière aux mots et à leurs possibles instrumentalisations. Il cite la critique des médias avancée par le linguiste et militant américain Noam Chomsky*, et ses dessins posent souvent la question des effets des médias dans nos « démocraties de marché », intégrant des messages synthétiques, ou des légendes en forme de slogans. Tout y passe : le déterminisme social, le football, le culte de la personnalité, le consumérisme, les conspirations, Dieu…Dans l’esprit, l’Office du dessin pourrait rappeler Raymond Pettibon, pour ses dessins à l’encre noire, faussement maladroits, généralement assortis de commentaires engagés, énigmatiques et parfois violents. Chez l’artiste américain, on perçoit aussi des réminiscences grimaçantes de la bande dessinée américaine des années 1940-1950, et le désir constant de prendre pour sujet d’étude l’imaginaire collectif. S’il partage ce dernier point, Olivier Garraud choisit une tout autre esthétique graphique qui prend sa source dans le retrogaming, les écrans « Press Start », les bornes d’arcade et la Megadrive – un univers pixellisé qui répercuterait le lointain écho de la grille moderniste. Côté iconographie, certains motifs apparaissent de façon récurrente : le supermarché, la barrière, l’automobile, le salon générique des sitcoms télévisuelles…autant d’environnements qui racontent nos sociétés fragmentées et leur désenchantement palpable.
SUPER
Avec ses outils habituels, soit acrylique et Posca, répétition et persévérance,
Olivier Garraud s’est employé à couvrir l’immense mur du centre d’art de Pontmain, qui est précisément dix-sept fois plus grand que la surface d’un A4. Surmontant un bâtiment simplement formalisé par un rectangle bardé de lignes verticales vibrantes, l’enseigne SUPER s’étale impérieusement, sur fond de voie lactée ; au premier plan, le tracé au sol des emplacements de parking se dresse comme une barrière hostile. Point de présence humaine. Et pourtant, « dans un monde totalement colonisé par l’homme, le supermarché n’est-il pas devenu le gîte naturel de l’espèce ? »*
L’image s’étale comme seul horizon possible, implacable. Elle porte en elle une force froide et belliqueuse, que la simplicité du dessin semble mettre à nu. Cette image nous contemple : que voyons nous ?
NOYAU NOIR, PÉRIPHÉRIE BLANCHE
Au fil de ses différents accrochages, l’Office du dessin s’adapte au lieu : Olivier Garraud prend en compte des considérations esthétiques et sémantiques, et fonctionne à l’intuition. À Pontmain, l’ensemble des dessins se déploie en configuration dense, les plus foncés au centre et les plus clairs en périphérie. Le regard circule librement au sein de cette polyphonie dessinée, ce grand bourdonnement où la symbiose du texte et de l’image traduit la simultanéité de plusieurs niveaux de perception. Écosystème complexe, traversé d’aphorismes et de saillies graphiques, l’Office du dessin connote nos questionnements existentiels et nos croyances, cartographiant l’esprit du temps, entre empathie et causticité.
LUNETTES 2D
Comme un dessin qui aurait suffisamment gonflé pour devenir volume, la sculpture Conspiracies don’t exist arbore un statut incertain, entre accessoire surdimensionné à l’échelle d’une enseigne de magasin, et objet flottant, presque virtuel, conservant ses qualités d’épure graphique. Instrument de vision oblitérée, cette paire de lunettes
rend hommage à They Live (Invasion Los Angeles) de John Carpenter. Sorti en 1988, le film met en scène une paire de lunettes qui permet de voir le monde tel qu’il est vraiment, tandis que les extraterrestres dominent la population grâce à des messages subliminaux qu’ils répandent dans les publicités, les magazines, à la télévision… Olivier Garraud se réapproprie cette critique violente des années Reagan, et questionne son actualité à l’ère du soupçon. En 2018, aurions-nous encore besoin de lunettes dénonçant les conspirations ?
Eva Prouteau
Notes
*1 – Notamment, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, avec Edward Herman, Agone, 2008
*2 – Bernard Maris, Houellebecq économiste, éd. Flammarion, 2014, p. 84.