Parc François Mitterand et Musée
Mesures et dé-mesures de l’espace
Des feuilles de papier froissées qui suggèrent des rochers ; des « rochers » en contreplaqué, tombés tels des météorites dans un parc d’Issoudun, tout se joue dans le travail de Vincent Mauger des frontières entre le visible et l’invisible, le sensible et l’intelligible. L’espace est scruté dans toutes ses dimensions, physique et virtuelle.
Pour Mauger, l’espace est une « cosa mentale », comme à la Renaissance, sauf qu’ici les instruments de la géométrie ne parviennent plus à rétablir un ordre infaillible de la représentation. Lors des ateliers-résidences de Monflanquin, en 2004, Vincent Mauger dé-construit autant qu’il construit l’espace à l’aide d’hypothétiques instruments de mesure : ici des maquettes en carton opèrent une mise en abyme du lieu dans lequel elles prennent place, pour se donner comme leur propre fictionnalisation, ne projetant plus rien d’autre que la fantomisation de leur statut de représentation. De même, dans « Configuration requise », à la Chapelle des Calvairiennes (Le Kiosque/Mayenne, 2005), l’installation en briques de Vincent Mauger, recouvrant entièrement le sol de l’église, est à la fois une épaisseur géologique, une architecture de terre, ébauchant une topographie aléatoire où sont rendues indiscernables les limites entre modélisation numérique et paysage physique.
Cette dimension indécidable entre le réel et sa représentation nourrit la plupart des œuvres de cet artiste qui puise dans les outils numériques de nouvelles logiques de présentification des objets, transfuges du numérique vers le monde matériel. Rien ne réjouit plus Vincent Mauger que le dessin de filaires abstraits sur une feuille de papier millimétré qui, d’un coup, s’échappe de cet ordre de la mesure pour former des courbes capricieuses, des dénivellations anachroniques, sur un terrain qui n’est plus tout à fait celui de l’abstraction ni plus tout à fait celui de la représentation.
Ce perpétuel balancement entre les mondes physique et virtuel habite ses projets réalisés au cours de sa résidence à Issoudun et présentés début 2006 dans une exposition s’intitulant « Instant de dispersion », qui se tenait sur trois lieux, l’atelier, le parc et le musée de l’Hospice St Roch. Une variation presque musicale avait investi les pièces de chacun de ces lieux.
Dans l’atelier était projetée sur la façade-fenêtre une vidéo dans lequelle l’on assistait, le soir venu, à la dissolution de comprimés gigantesques d’aspirine dans de l’eau. L’évidence de cette vidéo nous propulsait dans les lois élémentaires de la physique autant que dans les mécanismes freudiens de condensation-dissolution du rêve. Dans cette vidéo, se tient aussi « l’image dans le tapis » du travail de Vincent Mauger qui ne s’arrête jamais à la forme, mais questionne sans cesse ses principes de légitimation, qui relèvent de croyances toujours illusionnistes, depuis les projections d’ombres dans la caverne de Platon. En même temps, les œuvres de Vincent Mauger nous projettent dans une représentation ironique de la « nature », ici les chutes d’eau, rafales aquatiques qui surgiraient de paysages montagneux, à travers la chute des cachets dans un univers liquide, qui disparaissent progressivement pour réintégrer un néant originel.
Ainsi, chez Vincent Mauger, la fin nous renvoie au début, et ainsi de suite ; les boucles se débouclent et se rebouclent indéfiniment dans des parcours concentriques. Il en est de même pour le « rocher » échoué dans le parc d’Issoudun, objet géométrique à facettes, concrétion d’une modélisation numérique, réalisé sous une forme sculpturale en contreplaqué. Son échelle anthropomorphe interroge physiquement les spectateurs qui se trouvent confrontés à un objet étrange, trop grand pour être une maquette, trop petit pour être une architecture, trop schématique pour être lu comme une « sculpture », qui n’est peut-être qu’un « pro-totype », une sorte d’objet archéologique exhumé de modes anciens de représentation. Le statut de cette pièce demeure ainsi indécidable. Juste la translation d’un processus qui se serait cristallisé, « un instant de dispersion », ayant opté momentanément pour une forme abstraite et organique à la fois.
Ayant intégré ce principe, nous sommes à même de mieux appréhender les œuvres de Vincent Mauger comme des incertitudes revendiquées quant aux champs qui se partagent notre perception du monde et dont nous dessinons en permanence les lignes de démarcation, entre ce qui relève du mental et ce qui se rattache au monde physique. Mauger s’attèle à ouvrir une brèche entre l’un et l’autre pour opérer des transvasements sémantiques, des échappées conceptuelles… au bout desquels ne nous restent que l’impalpable, l’effervescence de comprimés qui dissolvent toute forme, la coulée de rideaux de sable dans des vidéos qui ensevelissent l’ordre visible. Cependant, de ces processus naturels et de ces déterminations physiques, subsiste toujours en creux un « dessin », qui renvoie à une ordonnance invisible et abstraite.
Une ambivalence similaire prévalait dans l’installation de plusieurs « toiles d’araignée » dans le parc, réalisées en câbles métalliques. La sécrétion naturelle de toiles d’araignée aboutit à une forme des plus abstraites et complexes. Vincent Mauger les agrandit ici démesurément, environ 50 fois plus que leur taille habituelle, pour nous prendre dans les rets d’une perception qui s’ancre dans le réel pour mieux basculer dans le fictionnel. Disproportionnée, la toile d’araignée nous amenuise, comme pouvaient le faire les récits de Gulliver de Jonathan Swift ; nous projette au-delà du miroir de leur apparence comme chez Lewis Carroll ; nous oppose une limite, mais où intérieur et extérieur, dedans et dehors sont perméables et interchangeables. En même temps, la toile d’araignée est une topographie, un plan, mais un plan mû par une vie organique, qui le transforme sans cesse et nous renvoie à ce que devraient être nos plans de ville : des organismes mutables, qui se reconfigureraient en permanence à travers nos propres pratiques, nos incisions, nos traversées. Le champ de la réalité physique devrait pouvoir se donner à l’instar des fluidités, fluctuations du champ mental, conceptuel, numérique.
C’est pourquoi, chez Vincent Mauger, l’un se fraye toujours un chemin chez l’autre ; se donne comme un processus réversible, ainsi cette installation en 2002, présentant conjointement une vidéo où une feuille de papier est sans cesse pliée et dépliée, formant des escarpements, des rochers, qui disparaissent ensuite, et une « sculpture », forme géométrique en contreplaqué, cristallisation d’un instant formel, suspension aléatoire d’un processus d’élaboration à la fois manuel et numérique.
Ces allers et retours incessants où l’informel se tapit au cœur de la pensée mathématique, où le plus abstrait s’avère finalement le plus organique, comme dans les toiles d’araignée, parviennent ainsi à faire vaciller nos repères, à déplacer nos schémas de perception, nous conduisant vers des contrées conceptuelles qui semblent domestiquées alors qu’elles demeurent sauvages et indomptées, comme en témoigne la variation des œuvres à l’intérieur du musée de l’Hospice St Roch où la vidéo des aspirines côtoyait la pharmacopée médiévale, où de fines toiles se tissaient malicieusement dans les coins. Les pièces de Vincent Mauger pouvaient ainsi se tenir, sans déperdition de sens, sur le mode « mineur » de la variation puisqu’elles ne sont jamais qu’une notation dans l’univers physique, aux confins de l’apesanteur du monde imaginaire, transformant l’ordre visible des choses en « mapping », en cartographie subtile de l’univers virtuel, froissement de paradigmes ou concrescence fragile de rochers en papier.
Marie-Ange Brayer