« Quelle intrigue peut-on entamer avec espoir de la mener à bien, si tout est affiché le même jour [dans les papiers publics] ? quelle trame saurait-on mettre sur le métier ? »
Paul Louis Courier, lettre de France et d’Italie, lettre X, 1828
« L’art est le geste même qui nous définit »
Sylviane Dupuis, Qu’est-ce que l’art ? 35 propositions, 2015
(…)
« La machine duplique, la matière rend unique » (1)
Nous sommes le dimanche 02 janvier 2022, Charlie Chine propose une rencontre épistolaire d’un genre nouveau, ayant préalablement proposé, à qui le souhaite, d’écrire ce qui lui arrive à partir de 19h, ce même jour, et lui envoyer par voie numérique à 19h05. Cinq minutes pour un récit spontané, les éventuelles fautes de frappes ou autres erreurs de langages attestant de la véracité d’une rédaction sur le vif.
Ces différents morceaux du quotidien sont voués à constituer l’édition d’un nouveau numéro des Chroniques du réel, dont la genèse s’est déroulée à Bordeaux, en 2019.
Ensuite, Charlie Chine réactive le métier de dactylographe en prenant le temps de frapper les mots des autres, corrigeant de manière intuitive bien que certaines erreurs échappent à sa vigilance, ajoutant des fautes tant la traduction via la machine à écrire n’admet pas de retour en arrière, déjouant les limites de cet instrument dit obsolète : « émoticône sourire = petit bonhomme jaune avec un petit sourire ».
Pour l’artiste, il s’agit d’activer le Musée dans son ensemble, une imprimante monumentale qui réanime des métiers oubliés par frottement avec les technologies communicationnelles les plus récentes. A propos de métier, le Littré dit : « Espèce de machine qui sert à certaines fabrications. » L’espèce de machine conçue par Charlie Chine s’auto-définit. C’est Le métier à copier, une unité de travail assemblée à partir de chutes d’étagères de bureau en métal et d’une machine à écrire. Il s’agit d’un élément mobile et facilement transportable, adaptable, propice à une potentielle mise au placard ; une ossature légère qui peut venir s’adapter aux machines les plus imposantes du Musée. Pèle mêle sont alors convoqués différents corps de métiers dans un jeu continu d’allers retours temporels et de mises en abymes technologiques. En faisant l’expérience du Musée, Charlie Chine mène une forme d’archéologie expérimentale.
(1) Alain Damasio, Les furtifs, 2019
12 pages, 100 exemplaires, 45 jours de travail, 4 personnes au quotidien et près d’une vingtaine de bénévoles au turbin d’une aube à l’autre.
Ce poste de travail éditorial réveille, en partie, le métier du typographe qui manipule les caractères mobiles destinés à rejoindre leur casse après réalisation de la matrice.
Pour les colonnes du journal, le linotypiste entre en jeux, avec cette machine qui révolutionna, à partir de 1885, l’édition et la presse quotidienne en permettant de produire la forme imprimante d’une ligne de texte d’un seul tenant : la ligne bloc. De cette machine coulant du plomb typographique à bas point de fusion, l’artiste a réalisé un portrait amoureux. En délicatesse et en proximité, elle a filmé toute sa mécanique : ses morceaux d’engrenages, ses rouages… au plus près de la machine, Charlie Chine en a également capté tous les sons jusqu’aux plus petits gargouillis.
Pour les illustrations des Chroniques du réel intervient un autre métier : le photograveur, un caisson lumineux grâce auquel l’artiste vient retravailler des images à l’aide de papier carbone. Il s’agit de visuels envoyés par les chroniqueurs ou glanés sur internet et qui racontent un peu du confinement, un peu de ce qui s’est passé pendant la résidence.
C’est le seul moment où l’artiste s’autorise une forme de réappropriation qui ne serait pas due au hasard de la reproduction mais bien à une traduction au prisme de sa main. Un récit visuel personnel raconté avec les images des autres et qui toujours agit, selon les mots de l’artiste comme « un caléidoscope ou une fractale de la réalité ».
Enfin, pour la dernière étape de l’édition est invoqué le savoir-faire de l’imprimeur avec lequel Charlie Chine a travaillé à l’emploi de la presse typographique.
C’est le moment de l’encrage à la main, feuille par feuille, pour les douze pages des cent exemplaires. C’est aussi pendant ce processus qu’intervient le long travail du foulage, un rééquilibrage des sillons créés par la succession de passages sous presse mobile et presse utilisée pour les lignes-blocs, ces reliefs n’ayant pas la même épaisseur.
Depuis le travail de dactylographie jusqu’à l’impression, une dimension, à la fois poétique et sensuelle se lit en filigrane des différentes étapes. Charlie Chine aime parler du travail de la main, ou travail du doigt. En effet, la machine à écrire, en plus d’avoir une musicalité singulière, file la métaphore d’une caresse venant creuser son empreinte dans le papier, ce qui crée un paradoxe avec la notion de frappe, vocabulaire usuel du travail dactylographique.
Cette proximité avec le mot, venir le fouler, le toucher, n’est pas possible lorsque l’on tape les lettres à partir d’un clavier d’ordinateur.
Durant les 45 jours de sa résidence au Musée-Atelier de l’Imprimerie, Charlie Chine suspend ponctuellement les phases éditoriales pour gagner un autre poste de travail très différent : l’Opérateur CB, un autre outil considéré comme obsolète bien qu’il soit encore utilisé par certains cibistes pour s’envoyer des messages. Ce matériel, Citizen Band, que l’on pourrait traduire par « la voix du citoyen », s’est démocratisé dans les années 70, étant utilisé par les transporteurs routiers ou les chauffeurs de taxi. L’artiste lit régulièrement les mots des chroniqueurs, rendant audibles, sans cibler le public qui les recevra, ces poèmes du banal, du quotidien, écrits à la première personne du singulier.
Globalement, le projet est à la fois intime et universel, mû par une générosité et la volonté de donner la parole à l’autre. L’éloge de la lenteur s’assume, le temps tout comme le contexte, étant la surface de travail de Charlie Chine.
Le Musée restaure alors ses fondements, se reconfigure en imprimante au service d’une production éditoriale affranchie des impératifs d’efficacité et de productivité.
La Maison de Papier est l’exposition clôturant le temps de résidence de Charlie Chine et se déploie en deux lieux très différents. Le Musée-atelier assume sa dimension patrimoniale en accueillant, pour l’occasion, la version 6 du Métier à copier, spécialement conçue pour la résidence AZERTY, les planches du journal, ainsi que d’autres traces : gestes, matières, outils, comme les témoins de ce mois et demi de résidence.
Le Blockhaus, quant à lui, abrite une installation in situ. Charlie Chine y déploie sa manufacture dans laquelle elle est l’artiste, ouvrière intervenant à chaque étape d’exécution.
Le Salon de lecture déploie un environnement cosy, propice à la lecture des archives des Chroniques du Réel disposées sur des porte-journaux.
Le Métier à copier n°2, présenté sous sa forme étendue déroule les chroniques, tel un fil d’actualité. L’Atelier de fabrication de la brique agit comme une forme de la mémoire. Ruines ou construction naissante, ces briques sont les résidus de la production de l’artiste, consciente d’une nécessité de reconstruire sur la base de ses propres déchets.
Enfin, la mémoire vive s’active, l’appel à contribution étant lui-même réactivé tous les soirs, de 19h à 19h05, nos chroniques seront imprimées tout au long de l’exposition.
Tour à tour employée du tertiaire, artisane et ouvrière, Charlie Chine avance sur ce mince fil, frontière ténue qui sépare la création artistique et le monde du travail. Pour elle, l’artiste est l’artisan au service de lui-même. Faire œuvre c’est embrasser l’ensemble du contexte en présence pour en révéler la rhétorique poétique à laquelle l’altérité participe autant qu’elle la reçoit.
Hélène Cheguillaume, Mai 2022