Le Vin de point de fusion, 2006-2015

Laurent Moriceau

1/18
Rencontre-interview avec Philippe Romain et Philippe Gallais. Réalisée à Nègrepelisse le 12 février 2009 à l’occasion de la présentation public du vin des minutes dans le cadre de l’exposition 12 cl service compris organisé par la CUISINE (Centre de Création Art et Design appliqués à l'alimentation). Philippe Romain est vigneron éleveurs à Albias (Domaine de Montels, Tarn-et-Garonne).
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2013, «30/15», LAVITRINE, association LAC&S, Limoges, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2013, «30/15», LAVITRINE, association LAC&S, Limoges, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2007, "Les pique-niques de l'Artère", Parc de la Villette, Paris, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2007, «Vinos de los minutos», Alliance Française, CulturesFrance, Buenos Aires, Argentine, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2007, «Vinos de los minutos», Alliance Française, CulturesFrance, Buenos Aires, Argentine, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2008, «RDV de l'ordinaire #3» le banquet de la Part de Anges, Le Cuvier, CDC d'Aquitaine, Artigues-près-Bordeaux, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2007, «Un air en commun», Galerie RDV, collectif R, Nantes, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2010, «Speed Limits», Wolfsonian Museum, Miami, USA, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2010, «Speed Limits», Wolfsonian Museum, Miami, USA, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2010, «Speed Limits», Wolfsonian Museum, Miami, USA, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2010, «Speed Limits», Wolfsonian Museum, Miami, USA, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2010, «Speed Limits», Wolfsonian Museum, Miami, USA
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2010, «Speed Limits», Wolfsonian Museum, Miami, USA, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2010, «Speed Limits», Wolfsonian Museum, Miami, USA, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2010, «Speed Limits», Wolfsonian Museum, Miami, USA, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2010, «Speed Limits», Wolfsonian Museum, Miami, USA, photographie : Laurent Moriceau
Laurent Moriceau, «Le Vin de point de fusion», 2010, «Speed Limits», Wolfsonian Museum, Miami, USA, photographie : Laurent Moriceau

Le Vin de point de fusion, 2006-2015

Alliance Française, CulturesFrance, Buenos Aires, Argentine / «Speed Limits», Wolfsonian Museum, Miami, USA ...

Remerciements à Yann Lorvo, Norbert Duffort

Le vin de point de fusion propose un travail de métamorphose du vin pour le convertir en différentes boissons. Cette transformation est réalisée grâce à la congélation puis à la décongélation. Les très nombreux composants du vin ont chacun leur propre point de fusion, en conséquence la fonte du glaçon sépare ses constituants et permet des réassemblages inédits.
Les saveurs recueillies dans les verres sont en constantes évolutions.

DISTILLERIES

Je me lance aujourd’hui dans une expérience domestique, en même temps que l’écriture de ce texte : je décongèle un Riesling en le goûtant toutes les 20 minutes…

DU «VIN DES MINUTES» AU «VIN DE POINT DE FUSION»

Avec ses projets Eva, Eva et Les Festivités de Marie-Pierre, Laurent Moriceau mettait en scène la métamorphose sensuelle d’un corps en vin, disséminé en public. Artiste du « moment vivant », il prolonge cette relation au vin de manière singulière à travers Le Vin de point de fusion. À l’origine intitulé Le Vin des minutes, ce projet fut présenté lors d’un repas à la Villa Arson à Nice en 2006. Cette première expérience consistait à congeler du vin pour en apprécier la décongélation au cours du repas. Sans se douter qu’il faisait naître littéralement un « vin de point de fusion », l’artiste avait néanmoins à l’esprit les techniques d’élaboration de certains vins malmenés tels que la cartagène 3 et le mythe des « paroles gelées » de Rabelais4.

Le Vin de point de fusion est une œuvre évolutive proposant une relecture du goût du vin à partir d’une déstructuration du produit initial. Elle se développe sous la forme conviviale d’un moment partagé, avec des spectateurs qui deviennent dégustateurs en goûtant au cours du processus les différents breuvages recomposés. L’artiste a créé plusieurs dispositifs de présentation, permettant de recueillir les différents liquides issus de la fusion dans des verres : des pains de vin se décongelant à travers des entonnoirs en céramique (Alliance française, Buenos Aires, 2007) ou fabriqués à partir d’objets préexistants (Wolfsonian Museum, Miami, 2011) ; des seaux suspendus au plafond laissant fuiter le vin (château de Goulaine, 2012) ; ou encore un glaçon géant moulé dans un congélateur fondant lentement dans la durée (LAC & S Lavitrine, Limoges, 2013).

À l’intérieur de cette œuvre à grand potentiel exploratoire et en perpétuelle mutation, se constitue progressivement une collection expérimentale et ludique de présentations et d’objets ayant une place, toute aussi importante que le procédé lui-même, dans le cabinet de curiosité de l’artiste.

Terroir et Territoire

Laurent Moriceau utilise (presque) toujours un vin, blanc ou rosé, du terroir de la localité où est présentée l’œuvre, dans l’optique de confronter le vigneron ayant élaboré le produit à cette expérience. En 2009 à La Cuisine5, par exemple, il rencontre Philippe Romain6 : en résulte un entretien dans lequel le producteur caractérise les différentes modifications apportées à chaque étape par rapport à son vin d’origine. Une rencontre s’établit entre deux uni- vers, celui de l’art et celui du vin, dans un échange, un partage d’expériences et de connaissances somme toute singulières.

Néanmoins, congeler un vin et le décongeler en le dégustant au fur et à mesure de la fusion est une opération qui pourrait paraître hérétique pour un vigneron qui a mis tant d’application à le construire et à faire des assemblages. En effet, Laurent Moriceau désassemble ce vin qui plus est sous une forme publique. Mais l’artiste me confiait à ce sujet : « […] les vignerons portent toujours un regard positif sur l’expérience, cela peut même les amener à une relecture de leur mode opératoire. Je leur montre une aventure que l’on ne peut pas imaginer dans le processus très précis et codifié du vin. Les différents breuvages qui sont issus du vin de point de fusion ont vrai- ment leurs qualités gustatives propres7. »

En déplaçant les processus de vinification à l’intérieur d’une proposition artistique, Laurent Moriceau se place dans une optique de travail sur la durée : travailler le vin et son terroir, c’est se placer à contre-courant d’une culture contemporaine de la Fast Food. C’est s’intéresser au vigneron qui prend soin des matières premières pour élaborer un produit digne d’un territoire, des traditions et de ses habitants. C’est également se rapprocher de la Slow Food, mouvement de transformation lente des aliments, en marge de l’industrie agroalimentaire, axé notamment sur une philosophie de la convivialité et du plaisir retrouvé.

JEUX DE PERCEPTION MOLÉCULAIRES

Le vigneron, comme le spectateur, voit ses sens mis à l’épreuve lors de cette « expérience ». Le vin est tout d’abord congelé : sa texture et son visuel sont altérés. En se décongelant, le vin retrouve sa forme, sa texture liquide, bien que parfois visuellement plus trouble. À la dégustation, le nez et le goût sont modifiés, selon le temps de décongélation. Si le dispositif de fonte est assez éloigné du verre, notre oreille captera le son de la chute des gouttes. Le Vin de point de fusion met ainsi à mal les sens des spectateurs tout comme il malmène le vin. Ce que l’art permet, c’est cette expérience synesthétique qui convoque tous les sens. Déstructuré, le spectateur se lance dans une tentative de reconstruction de ses connaissances, ce qui l’amène à revoir sa lecture du produit et à de nouvelles vérités œnologiques.

D’un point de vue chimique, les différents éléments constitutifs du vin ont tous des points de fusion différents. Les produits qui se recomposent à chaque étape de la fusion sont par conséquent très éloignés du vin de départ. On sait par exemple que l’alcool et le sucre fondent très vite tandis que l’eau plus lentement. Laurent Moriceau souhaite faire toutes sortes de tests afin de mieux connaître ses « produits » déstructurés. Les recherches de la « gastronomie moléculaire », visant à comprendre les mécanismes des phénomènes physico-chimiques intervenant lors des transformations culinaires, pourraient nous éclairer sur ce point. Dans ce cadre, Hervé This a proposé ce qu’il appelle la « cuisine note à note8 » : une cuisine développée non plus à partir d’aliments bruts mais à partir de composés moléculaires extraits de ces aliments et qui deviendraient les nouvelles matières premières de la cuisine.

Le lien quant à ce type de cuisine se fait directement puisque Laurent Moriceau refait, dans une certaine mesure, le travail du chimiste : à partir d’un vin, il cherche à isoler successivement, par fusion, ses différents composants. À travers les ustensiles nécessaires à la « distillation » de ce vin de point de fusion, se constituent des « distillats » qui sont en fait des mélanges composés éphémères et aléatoires selon le vin et le temps de décongélation. Bien que la précision ne soit peut-être pas (encore) à l’ordre du jour, l’intention est telle que se crée un équilibre entre incongruité artistique9 et rigueur scientifique, sorte de curiosité dans l’œuvre tant pour l’artiste et le spectateur que pour le vigneron et le chimiste.

« ESPACE INTERMÉDIAIRE10 »

Le Vin de point de fusion est avant tout un espace intermédiaire entre les sens, un voyage synesthétique de construction et de déconstruction de notre propre savoir issu de l’expérience. Laurent Moriceau a également présenté des dégustations de vin sous lumière inactinique, cette lumière du laboratoire photographique qui met à mal le sens du goût, prédéterminé par la vue. La couleur de la boisson ingérée s’y trouve transformée dans un véritable jeu de perception.

Le Vin de point de fusion est ensuite un espace intermédiaire entre les temporalités : le temps de l’expérimentation, habituellement en amont, et le temps de la présentation, en aval, sont confondus en un seul et même moment ordonné comme une synthèse. Le processus d’élaboration, la décongélation, fait également partie du moment de la dégustation. Laurent Moriceau me confiait que « le vin de point de fusion pourrait tout à fait être présent sur toute la durée d’un repas dans un restaurant », ce qui amènerait à penser les temps et les objets par rapport à une situation et à un public différents. Réfléchir perpétuellement à d’autres modes et temporalités de présentation est une caractéristique inhérente de ce travail.

Le Vin de point de fusion est finalement une œuvre qui permet de rassembler des domaines d’application qui ne s’assemblent que trop peu souvent. C’est un moment vivant, d’échanges, de rencontres entre individus, professionnels ou amateurs d’art, de vin et de science. Trois domaines dont les relations, a priori, ne vont pas de soi. La création d’ustensiles permet aussi à Laurent Moriceau de faire un pas vers le design d’objets. Adaptés pour des contextes toujours différents et un processus en constant questionnement, ces appareils ont un usage programmé : faire s’écouler le vin et recomposer des formes liquides à identifier, tout comme les « moules à merveille » donnent leurs formes aux merveilles, dans le projet éponyme de l’artiste. Ainsi, comme le dirait en d’autres termes le critique d’art américain Hal Foster, cette œuvre permet de « juxtaposer des marques d’espaces différents11 » : espaces de l’art, de la viticulture, de la science et du design sont réunis sans frontière dans un espace intermédiaire.

En somme, si Le Vin de point de fusion devait être un lieu, ce serait une distillerie artistique où, goutte à goutte, se métamorphosent les sens, les temps et les mondes.

David Faltot

3. La cartagène est une boisson alcoolisée de type mistelle que l’on trouve dans le Languedoc.

4. Le mythe des « paroles gelées » figure dans Le Quart Livre écrit par François Rabelais et publié en 1552. Un des sens de ce mythe est que les paroles gelées dans l’écrit doivent être ramenées à la vie par l’expérience.

5. La Cuisine, centre d’art et de design, est un lieu fondé en 2004 à Nègrepelisse dans le Tarn-et- Garonne.

6. Entretien entre Laurent Moriceau et Philippe Romain, 12 février 2009, La Cuisine. Philippe Romain est vigneron éleveur à Albias (Domaine de Montels, Tarn-et-Garonne).

7. Entretien avec Laurent Moriceau, 2 juillet 2015.

8. Hervé This, La Cuisine note à note : en douze questions souriantes, Paris, éd. Belin, 2012.

9. L’incongruité en art serait cette qualité qu’ont certaines propositions artistiques à mettre en scène des déplacements d’usages, de techniques et d’exactitudes préalablement admises dans d’autres domaines, provoquant un effet d’étrangeté par rapport au sens commun.

10. Jean-François Taddei, « Rouge Passion », dans Les Perméables / Laurent Moriceau + invités, coédition FRAC des Pays de la Loire / Caisse des dépôts et consignations / éd. MeMo, 2003, p. 1.

11. Hal Foster, Design et crime, traduction française, Paris, éd. Les prairies ordinaires, 2008, p. 178.