Vanina Andréani : Hélène Delépine, pourriez-vous présenter la façon dont vous avez abordé le projet dans le cadre de cette invitation à Loire-Authion ?
Hélène Delépine : Au cours de l’année, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de venir découvrir la commune. J’ai pu m’immerger, m’imprégner de l’environnement et glaner des informations et des matériaux. J’ai observé ce territoire, réalisé des photographies pour conserver des éléments visuels que j’ai retravaillés dans mon atelier. C’est un des modes opératoires que j’utilise lors des résidences que je suis amenée à faire. La déambulation sur l’ensemble des sept anciennes communes qui constituent aujourd’hui Loire-Authion a été fondamentale pour appréhender l’organisation de ce territoire. Les ateliers que j’ai menés en amont dans trois écoles de la commune, m’ont permis de mieux comprendre sa géographie. J’ai pu relever les similitudes entre certains sites, ou à l’inverse les différences qu’il peut y avoir entre le secteur ligérien et celui plus au nord, ou encore la partie intermédiaire délimitée par l’Authion. En découvrant ce territoire, je me suis intéressée à des types d’organisation de bâtiments conçus avec une idée de symétrie. J’ai repéré ici des constructions qui reposaient sur ces agencements en miroir. Certains m’ont interpellée et c’est à partir des images réalisées que j’ai commencé à déterminer quelles oeuvres j’allais produire pour cette exposition.
V.A : Vous avez conçu un binôme de sculptures, qui fait écho l’une à la Loire et l’autre à l’Authion.
H.D : Oui, à partir de ces relevés faits lors de mes déambulations, j’ai réalisé deux binômes de sculptures qui fonctionnent de manière semblable. Leur format intermédiaire peut faire penser à des maquettes d’architecture aux volumes géométriques assez simples, qui tendent volontairement vers une forme d’abstraction. Un premier binôme de sculptures a été conçu à partir de deux maisons de Saint-Mathurin- sur-Loire qui font face à la Loire. Entre elles, se trouve un interstice assez mince. Cette trouée minime ouvre sur le vaste paysage situé à l’arrière. L’autre binôme s’est constitué à partir de l’image d’une entrée de lotissement situé près de l’Authion (deux garages en symétrie reliant des maisons différentes). Je souhaitais créer deux ensembles d’oeuvres : une plus marquée par le fleuve, l’autre par la rivière. Étant donné que la commune nouvelle s’appelle Loire-Authion, il me semblait que cela permettait d’évoquer l’identité de ce territoire, de cette géographie si particulière marquée par la présence de l’eau. J’ai créé deux ensembles qui font symboliquement penser à des temples. Les piliers que j’ai réalisés ainsi que les bases cubiques des colonnes reprennent les grandes lignes formelles de l’architecture des églises néoclassiques de ce territoire.
V.A : Vous superposez différents éléments, rejouant un principe de construction basé sur l’assemblage et la combinaison de modules répétés.
H.D : Ce principe combinatoire est couplé à un geste lié au jeu : l’empilement qui reprend un système de construction primaire. J’interroge ainsi ce qu’édifier veut dire. Je m’inscris également dans des problématiques relatives à la sculpture, et ici notamment à la place et au statut du socle. Qu’est-ce qui joue le rôle du socle dans ces sculptures posées à même le sol ? Je n’avais jamais abordé ces problématiques ainsi. Ces deux pièces me permettent d’ouvrir des voies nouvelles.
V.A : La sculpture classique s’est édifiée sur une recherche de légèreté et d’équilibre dans la composition. Dans les empilements que vous réalisez se joue cette même recherche, avec un matériau – la céramique – qui semble fragile. Pourtant sa durabilité est prouvée puisque nous conservons des témoignages très anciens d’objets en céramique.
H.D : La terre avant cuisson est un matériau vivant, malléable. Dans le passage au feu, ce matériau se fige en une forme rigide et durable. L’idée de jouer avec des modules, de pouvoir travailler ces éléments à assembler, désassembler, empiler… c’est pour moi la possibilité de poursuivre la dynamique de construction que l’on peut avoir avec ce matériau lorsqu’il est encore souple, mou, élastique. La céramique renvoie à l’histoire de l’humanité, à des pratiques ancestrales, à certains rites de fabrication, à des mythes… ce télescopage des différents temps liés à ce matériau m’intéresse. Je produis des objets qui peuvent être envisagés comme en construction ou à l’inverse en train de se détériorer. La fragilité qui m’intéresse est celle-ci. Précisément à l’endroit où se situe ce point de bascule entre ce que l’on construit et ce qui semble se déliter déjà, cet état latent de délabrement, de fragment et de ruine.
V.A : Pouvez-vous nous dire pourquoi votre travail s’ancre dans une relation privilégiée avec ce matériau ?
H.D : Pour différentes raisons évoquées plus haut mais pas seulement. La terre est ce qui constitue le sol sur lequel nous marchons, ce qui forge nos territoires, nos cultures, ce à partir de quoi, des maisons, des temples sont réalisés depuis des millénaires. Ce matériau est donc intimement lié à l’histoire de l’humanité, aux objets et à l’habitat des origines. Il parle également de la façon dont l’humain agit sur les choses, sa capacité à développer, à créer, à utiliser une matière comme support à l’imaginaire.
V.A : Vous travaillez la céramique avec des techniques traditionnelles. Pouvez- vous nous en parler, en évoquant par exemple la dernière pièce créée pour l’exposition ?
H.D : Les colonnes ont été produites dans des moules en plâtre et en filasse. Le principe du moulage permet d’opérer un travail sériel de formes génériques, des multiples. Pour les autres éléments j’utilise la technique de la plaque. Ce qui m’intéresse dans cette approche, c’est de pouvoir travailler la question du volume en produisant des éléments en deux dimensions, pour créer un objet en trois dimensions. La façon de travailler le matériau du plan au volume, un peu à la manière d’une couturière qui utilise des « patrons », est une technique qui devient prédominante ces dernières années dans mon travail.
V.A : C’est un procédé qui repose sur une succession d’étapes différentes : en premier lieu la réalisation des plaques, puis leur assemblage et enfin la cuisson.
H.D : Oui et la cuisson transforme la terre en céramique. Le changement moléculaire produit, modifie et rigidifie le matériau. Je travaille avec des grès qui cuisent à haute température, j’obtiens un rendu qui est assez proche de certaines pierres. Le grès chamotté après cuisson a un aspect rugueux, cette texture m’intéresse car elle renvoie à des matériaux du bâti : des crépis, des murs, des enduits…
V.A : Vous avez souhaité utiliser pour cette exposition du sable de Loire, dont la couleur est si particulière.
H.D : Je suis intéressée par les matériaux bruts dont l’aspect se révèle par des jeux de lumière. La lumière permet de dessiner et mettre en perspective les oeuvres, les différents plans et volumes comme les différentes surfaces et textures. Je présente pour la première fois Le dernier crépuscule, une série de onze pièces qui a pour point de départ un ensemble de nouvelles architectures qui ont été bâties sur l’Île de Nantes à proximité de mon atelier. Ce sont des formes simples (des parallélépipèdes, des emboîtements de cubes), quatre d’entre elles recueillent un élément en verre qui vient s’imbriquer sur la céramique. Ici je joue avec le pouvoir de transformation et de révélation de la lumière : le verre plein utilisé (du cristal dichroïque) change de couleur en fonction des faisceaux lumineux qui le traverse.
V.A : Vous jouez ici de l’opposition entre des textures et des matériaux, opaques / transparents, mats / brillants.
H.D : Ces pièces fonctionnent en effet sur un système de complémentarité. La base est mate et rugueuse, l’élément en verre posé par-dessus est lisse, brillant et transparent. Cinq des onze pièces n’ont pas de module en verre. C’est dans le contraste que les éléments se révèlent. Le sable installé en tas, en écho à ces formes construites, me permet de raconter une autre version de cette ville. Est-elle en construction ou en train de disparaître ? Ces thèmes sont en écho avec des récits de science-fiction. Avec ces couleurs crépusculaires (qui évoquent une possible fin du monde), à l’aide de ces textures comme celle du sable par exemple, j’évoque un environnement sans eau, aride… une terre sans homme.
V.A : La science-fiction est-elle une référence importante dans les paysages que vous créez ?
H.D : Oui, je mets en scène des sortes de futurs antérieurs… des temps éloignés se rejoignent, et on y trouve des éléments qui paraissent venir de très loin, d’autres semblent convoquer un futur hypothétique. Je puise une partie de cet imaginaire dans la bande-dessinée de science-fiction : des images, des sensations, des types de scénario. Je propose d’abolir la frontière communément posée entre ce qui est de l’ordre de la fiction, de l’imaginaire et du réel. Dans mes pièces, les deux s’imbriquent, sont liés l’un à l’autre.
V.A : Vous présentez également dans cette exposition une oeuvre qui s’intitule Signalétiques néoclassiques réalisée en 2019 pour une exposition au Havre.
H.D : En effet, je souhaitais montrer cette oeuvre que je n’avais pas exposée dans la région. Elle a été créée à partir de moulages de signalétiques urbaines : des balises de stationnement, de chantiers et des potelets. Au départ, la réalisation de ces moules était liée à l’idée de prélever des éléments ancrés dans le réel, de partir d’images inconscientes de la ville et de l’espace dans lequel on se déplace. J’ai découpé les trois formes de balises en sections pour les ré-assembler. On ne peut plus identifier ces objets en tant que tels en regardant les sculptures. Le titre donne par contre une indication sur la provenance et le terme néoclassique me permet de convoquer une période historique et un répertoire de formes présentes sur de nombreux territoires, comme Loire-Authion.
Vanina Andréani, responsable du pôle Exposition-Collection au Frac des Pays de la Loire, 2022
Extraits de l’entretien réalisé dans le cadre de l’exposition personnelle Nager entre deux eaux, Galerie Hors-Champ, juin 2022
Les oeuvres présentées dans l’exposition :
CHTX 12, 2017
Photographie et montage numérique, impression jet d’encre sur papier photo argentique lustré, cadre en chêne et verre avec réhausse – Dimensions : L. 72 x l. 52 x p.2 cm – Modelage, assemblage par collage,
grès chamottés colorés, colle epoxy – Dimensions : h. 22 x 60 x 65 cm – Réalisé dans le cadre d’une résidence à l’Ecole Municipale des Beaux-Arts de Châteauroux, Collège Marcel Duchamp
Le dernier crépuscule, 2022
Modelage à la plaque, grès chamotté sable, cristal dichroïque, sycomore, bouleau, sable – Dimensions : h. 93 x L. 240 x l. 120 cm – Réalisé avec le soutien de la Région des Pays de la Loire et du Frac des Pays de la Loire, en collaboration avec Arcam Glass et MilleFeuilles
Temple d’Authion, 2022
Temple de Loire, 2022
Moulage, modelage à la plaque, grès chamotté sable, bouleau, chêne, sable, letage – Dimensions : h. 115 x L. 110 x l. 65 cm et h. 125 x L. 65 x l. 65 cm – Réalisé avec le soutien du Frac des Pays de la Loire, en collaboration avec MilleFeuilles
Signalétiques néoclassiques, 2019
Moulage, modelage, assemblage par collage, grès chamottés colorés, gouache, colle epoxy – Dimensions variables